Page:Zweig Stefan, 1936, L'Unité Spirituelle de l'Europe.pdf/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunesse ! ». Aurions-nous pu ne pas croire à la technique unificatrice et rédemptrice de l’humanité quand tous les jours elle engendrait de nouveaux prodiges ? Nous aimions, nous admirions les machines ; mon ami et maître Émile Verhaeren les célébrait dans ses poésies comme le premier bien, et nous autres, étroit cercle d’amis venus de tous les pays et rassemblés autour de Romain Rolland, nous envisagions l’Europe comme notre foyer natal commun, nous croyions qu’une joyeuse admiration réciproque pouvait relier entre eux les peuples :

« Si nous nous admirons les uns les autres,
Du fond même de notre ardeur et de notre foi!»

Et nous n’étions pas comme la génération actuelle qui parle de la guerre, tantôt avec ravissement, tantôt avec angoisse ; nous pensions qu’il était impossible qu’une humanité qui, dans l’espace de quelques années, avait réalisé tant de prodiges par son génie, pût se mettre en tête de s’exterminer mutuellement une fois de plus, et nous souriions, fous que nous étions nous-mêmes, de la sottise de ceux qui voyaient venir la guerre. Dans notre enthousiasme, nous n’apercevions pas les forces qui la préparaient.

Vous pouvez vous imaginer notre déception, notre désespoir quand ensuite la guerre éclata tout à coup, et de surcroît la guerre la plus effroyable de l’histoire. La technique nous avait trahis et la science, elle aussi, nous avait trahis. Les aéroplanes que nous aimions, voyant en eux les porteurs de messages de peuple à peuple, lâchaient des bombes et du poison sur des victimes désarmées, les savants inventaient de nouveaux engins au service de l’assassinat, les philosophes glorifiaient la guerre et d’un pays