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J’étais un gamin de six ans, je crois, quand un téléphone fut installé dans notre demeure ; je me souviens encore du frisson que j’ai ressenti quand pour la première fois la voix humaine a triomphé, devant moi, de l’espace. Nous avons vu les premières automobiles, ces voitures qui se mouvaient sans avoir besoin de chevaux, et nous les avons vues devenir plus rapides d’année en année ; nous avons vu pour la première fois des images vivantes, le cinématographe, et nous avons frémi, en poussant des cris de joie, comme nous frémissions d’enthousiasme quand, pour la première fois votre grand compatriote Santos-Dumont s’élança en dirigeable dans l’espace : le rêve millénaire de l’humanité était réalisé. Il n’y eut plus de distances, il n’y eut plus de frontières !

Là où il fallait à nos pères huit jours de voyage, il nous faut aujourd’hui à peine huit heures. Notre Europe qui, jusque-là, nous semblait immensément étendue, nous pouvons la franchir maintenant en un jour ! Était-il possible qu’il y eût encore des hostilités entre nos peuples ? Par cette invention, toutes les frontières n’étaient-elles pas effacées ? L’Europe, le monde n’étaient-ils pas devenus une seule patrie ? La fraternité même n’était-elle pas enfin définitivement garantie, la terre n’appartenait-elle pas, dorénavant, à tous les hommes à la fois ? Les États de l’Europe et leurs frontières, et leurs drapeaux, et leurs armées, et leurs canons, nous paraissaient des restes d’un état des choses déplacé, bon à être mis au rancart, et comme nous voyions simultanément les progrès des sciences combattant les maladies dont on avait souffert pendant des milliers d’années, abaissant le coût des moyens d’existence, et améliorant de jour en jour, presque d’heure en heure, les commodités de la vie, comme nous voyions tout cela, nous avions bien le droit de croire aussi que la misère des masses, les dures conditions d’existence des classes populaires s’atténueraient peu à peu et qu’une humanité nouvelle plus heureuse et plus pacifique ferait son apparition. Oui, vous souriez peut-être de cet optimisme naïf. Mais moi, je n’ai pas honte d’avoir été si jeune et si crédule, et j’aime la belle sentence de Schiller : «On doit garder le respect des rêves de sa