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intimement toutes les nations, mieux que n’importe quel autre idiome, parce que justement il n’exprime que ce qui est universellement humain. Une mélodie ne parle aucune langue en particulier, elle est compréhensible à tous les peuples, elle appartient à tous indifféremment comme un présent de l’harmonie des sphères, comme l’air dont elle est l’âme chantante. Les peuples auront beau se quereller, la musique restera toujours la propriété de tous, le symbole éternel du lien qui nous unit, et je crois que celui qui comprend exactement cette langue ne se sentira étranger nulle part sur la terre. C’était le sentiment des grands musiciens qui, soudain, apparurent au XVIIIe siècle : leur façon de sentir était cosmopolite, c’est-à-dire que toute la terre était leur patrie, et pas seulement leur langue et leur pays natal. Ubi ars ibi patria, partout où ils pouvaient créer et travailler ils se sentaient chez eux, là ils avaient leur chez-soi ; l’Allemand Haendel habite Londres et met en musique les textes anglais, l’Autrichien Gluck vit à Paris et compose en langue française, Mozart crée des opéras italiens aussi bien que des opéras allemands, et cela leur est indifférent car parlent au monde entier. La musique a sans doute fait plus pour l’union des âmes dans le monde que tous les mots et que toutes les idées : honorons-la et aimons-la pour cette raison, comme le symbole le plus sublime de la concorde.

Mesdames et Messieurs, j’ai essayé de vous montrer sur quelques exemples la volonté d’unité morale du monde pour vous faire voir que presque toute nouvelle génération cherche sur un chemin nouveau la réalisation du même idéal, et que chacune rêve et espère à sa manière que l’humanité est en voie de devenir enfin une communauté plus élevée et plus pacifique. Notre génération, elle aussi, a fait ce rêve. Nous, dont l’esprit s’est réveillé au tournant du siècle, c’est de la science et de la technique que nous attendions cette élévation de l’humanité. Peut-être notre optimisme d’alors vous a-t-il fait sourire, peut-être l’avez-vous trouvé simple et enfantin. Mais songez à toutes les merveilles que notre génération a vécues au cours d’une seule enfance, d’une seule jeunesse !