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une nouvelle arme qui devait les aider dans le combat contre les passions impures ; cette arme était le livre. Ils espéraient que l’invention de l’imprimerie donnerait à l’humanité une idée plus élevée de la moralité par la diffusion de l’instruction et, dans un certain sens, ils ne se trompaient guère. Jusqu’à présent, le livre est resté le meilleur médiateur entre l’âme et la pensée.

Grâce à lui, on peut franchir les frontières des langues, on peut rapprocher les idées les unes des autres, on peut atténuer les oppositions par la discussion loyale et, si les écrivains, une fois pour toutes, se rendent comptent de l’immense responsabilité qui leur échoit dans les destins de l’humanité en marche, leurs livres deviendront certainement les meilleurs messagers de la future réconciliation des âmes.

Il est possible que les humanistes soient venus trop tôt et aient été trop faibles. Leurs œuvres en latin n’arrivaient point jusqu’aux peuples, et ce fut précisément au moment où les écrivains de la Renaissance voulurent imposer le latin comme langue universelle pour la science et la littérature que les grandes nations commencèrent à créer de grandes œuvres dans leurs propres idiomes : un Rabelais, un Shakespeare, un Camoëns, un Calderón produisirent leurs immortels chefs-d’œuvre et une nouvelle lice s’ouvrit pour des rivalités — fort nobles cette fois — entre les nations ; le rêve d’une langue universelle s’évanouit, du moins pour un temps. Chaque peuple, chaque nation se parla à elle-même de sa propre voix, et s’inventa un nouveau nationalisme artistique, suivi bientôt d’un autre nationalisme — dangereux celui-là — celui de l’orgueil et de l’ambition de dominer.

Mais, comme je l’ai dit au commencement, chaque fois que le rayonnement de l’idée a été sur le point de s’éteindre, il s’est ranimé de plus belle. Au moment où la littérature se nationalisait par les langues, un art nouveau, un nouveau langage s’est épanoui au-dessus des idiomes : la musique, le seul et unique langage qui parle également à toutes les âmes et qui, avec ses ailes invisibles, survole toutes les frontières, l’art qui a le pouvoir d’unir le plus