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Comme Luc, qui, de là-bas, de l’autre bord des terrains de la Crêcherie, regardait parfois sa ville se mettre en marche, s’étendre menacer l’Abîme d’un prochain envahissement, Delaveau, de son côté, venait souvent la regarder aussi, toujours grandissante, en sa menace de conquête. Que de fois, dans ces dernières années, il s’était oublié devant cette fenêtre, à s’emplir les yeux de l’inquiétant horizon  ; et, chaque fois, il avait vu la marée montante des maisons s’enfler davantage, se rapprocher de l’Abîme. Elle était partie de très loin, du fond des vastes terrains incultes et déserts une maison avait paru, ainsi qu’un petit flot, puis une autre, puis une autre  ; la ligne des façades blanches s’était allongée les petits flots s’étaient multipliés sans fin, se poussant, activant leur course, et maintenant, ils avaient couvert l’espace, ils n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres, en une véritable mer d’une puissance incalculable, près d’emporter tout ce qui s’opposerait à leur passage. C’était l’invasion irrésistible de demain, tout le passé balayé, l’Abîme et Beauclair lui-même remplacés par la jeune Cité triomphante. Delaveau en calculait l’approche, avec le sourd raison de prévoir le jour où le danger deviendrait mortel. Il avait un instant espéré que le mouvement s’arrêtait, à l’époque où la Crêcherie traversait une crise si dure, et, de nouveau, la Cité, s’était remise en marche, d’un tel élan, que déjà les vieux murs de l’Abîme en tremblaient. Cependant, il ne voulait pas désespérer, il se raidissait contre l’évidence, se flattant de trouver dans son énergie le barrage, le rempart nécessaire. Mais ce soir-là, il était sous le coup d’une inquiétude qui l’amollissait, il en arrivait à éprouver un regret sourd. N’avait-il pas eu tort, autrefois, de laisser partir Bonnaire  ? Il se rappelait les paroles prophétiques de cet homme simple et fort, au moment de la grande grève  ; et c’était le lendemain que Bonnaire avait aidé à fonder la Crêcherie,