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son fauteuil, ils se trouveraient seuls ; le soir, ils ne pourraient plus échapper à un tête-à-tête redoutable. Alors leur épouvante commencerait à six heures, au lieu de commencer à minuit ; ils en deviendraient fous.

Tous leurs efforts tendirent à conserver à madame Raquin une santé qui leur était si précieuse. Ils firent venir des médecins, ils furent aux petits soins auprès d’elle, ils trouvèrent même dans ce métier de garde-malade un oubli, un apaisement qui les engagea à redoubler de zèle. Ils ne voulaient pas perdre un tiers qui leur rendait ses soirées supportables ; ils ne voulaient pas que la salle à manger, que la maison tout entière devînt un lieu cruel et sinistre comme leur chambre. Madame Raquin fut singulièrement touchée des soins empressés qu’ils lui prodiguaient ; elle s’applaudissait, avec des larmes, de les avoir unis et de leur avoir abandonné ses quarante et quelques mille francs. Jamais, après la mort de son fils, elle n’avait compté sur une pareille affection à ses dernières heures ; sa vieillesse était tout attiédie par la tendresse de ses chers enfants. Elle ne sentait pas la paralysie implacable qui, malgré tout, la roidissait davantage chaque jour.

Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double existence. Il y avait en chacun d’eux comme deux êtres bien distincts : un être nerveux et épouvanté qui frissonnait dès que tombait le crépuscule, et un être engourdi et oublieux, qui respirait à l’aise dès que se levait le soleil. Ils vivaient deux vies, ils criaient d’an-