Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
MADELEINE FÉRAT

Viargue se soit oublié ici pendant une existence entière… Je compte sur votre parole, monsieur : vous ne ferez rien et vous tâcherez d’être heureux.

Guillaume allait se retirer, lorsque son père, comme poussé par une douleur et une émotion subites, lui prit les poignets et murmura en l’attirant vers lui :

— Entends-tu, mon enfant, obéis-moi : sois un simple d’esprit, s’il est possible.

Il l’embrassa avec brusquerie et le congédia. Cette scène émut singulièrement Guillaume ; il comprit que le comte devait souffrir d’un mal secret ; dans les rares rapports qu’ils avaient ensemble, il lui témoigna, à partir de ce jour, un respect plus affectueux. D’ailleurs, il se conforma strictement à ses ordres. Il resta trois années à la Noiraude, chassant, courant le pays, s’intéressant aux arbres et aux coteaux. Ces trois années, pendant lesquelles il vécut dans l’intimité de la campagne, achevèrent de le prédestiner aux joies et aux souffrances que lui gardait l’avenir. Perdu au fond des solitudes vertes du parc, rafraîchi par ce frisson large qui court sous les feuilles, il se purifia de sa vie de collége, il grandit en tendresse et miséricorde. Il reprit le rêve de sa jeunesse, il espéra de nouveau trouver, au bord de quelque fontaine, une créature qui le prendrait dans ses bras et qui l’emporterait, en le baisant comme un enfant. Ah ! quelles longues rêveries, et comme l’ombre et le silence des chênes tombaient doucement sur son front !

Sans l’inquiétude vague que lui causaient ses désirs inassouvis, il eût été parfaitement heureux. Personne ne le persécutait plus ; quand il lui arrivait de traverser Véteuil, il voyait ses anciens camarades le saluer avec plus de lâcheté encore qu’ils ne l’avaient battu ; on savait dans la ville qu’il hériterait du comte. Sa seule crainte, crainte étrange mêlée d’un espoir cuisant, était de se trouver face à face avec sa mère. Il ne la revit pas, et il en fut désolé ; la pensée de cette femme lui revenait chaque jour, l’oubli complet dans lequel elle le tenait,