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MADELEINE FÉRAT

qu’il ne reconnaissait pas pour sa patrie. Il alla s’enterrer à Véteuil, refusant les places, faisant la sourde oreille aux offres de Louis XVIII et de Charles X, ne voulant rien être chez un peuple qui avait assassiné ses parents. Souvent il répétait qu’il n’était pas Français ; il appelait les Allemands ses compatriotes, et parlait de lui comme d’un véritable exilé.

Il était jeune encore à son entrée en France. Grand, fort, d’une activité ardente, il ne tarda pas à s’ennuyer mortellement dans l’oisiveté qu’il s’imposait. Il voulait vivre seul, loin de tous les événements publics. Mais il avait une intelligence trop haute, une inquiétude d’esprit trop grande, pour se contenter des plaisirs rudes de la chasse. La vie lourde et vide qu’il se préparait l’épouvanta. Il chercha une occupation. Par une contradiction singulière, il aimait les sciences, le nouvel esprit de méthode dont le souffle avait bouleversé l’ancien monde qu’il regrettait. Il se fit chimiste, lui qui rêvait aux grandeurs de la noblesse sous Louis XIV.

Ce fut un savant étrange, un savant solitaire qui étudiait et cherchait pour lui seul. Il avait transformé en un vaste laboratoire une salle de la Noiraude, nom donné dans le pays au château qu’il habitait à cinq minutes de Véteuil. Il y passait les journées entières, penché sur ses fourneaux, toujours aussi âpre, ne pouvant parvenir à satisfaire ses curiosités. Il n’était membre d’aucune société scientifique, et fermait sa porte au nez des gens qui lui parlaient de ses travaux. Il entendait qu’on le traitât en gentilhomme. Ses domestiques devaient, sous peine d’être chassés, ne jamais faire devant lui aucune allusion à l’emploi de son temps. Il considérait son goût de la chimie comme une passion dont personne n’avait le droit de pénétrer les secrètes folies.

Pendant près de quarante ans, il s’enferma chaque matin dans son laboratoire. Il y prit les foules en un dédain encore plus grand. Il laissa, sans jamais en convenir, ses haines et ses amours au fond de ses cornues et de ses