Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/49

Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
MADELEINE FÉRAT

il avait la bonté rude d’un homme vigoureux qui vit joyeusement. À vrai dire, il oublia vite ses remords et cessa de s’apitoyer sur le sort de Madeleine. Il en fut bientôt amoureux à sa façon : il la trouvait fort belle et la montrait volontiers à ses amis. Il la traita en maîtresse, l’emmenant le dimanche à Verrières ou ailleurs, la faisant souper avec les femmes de ses camarades pendant la semaine. Ce monde-là finit par appeler la jeune fille Madeleine tout court.

Elle se serait peut-être révoltée si son amant n’avait été charmant pour elle ; il possédait un caractère très gai, il la faisait rire comme une enfant, même des choses qui la blessaient. Peu à peu, elle accepta sa position. Son esprit se salissait à son insu, elle s’habituait à la honte.

L’étudiant, qui venait d’être nommé chirurgien militaire, la veille de leur rencontre, attendait de jour en jour un ordre de départ. Cet ordre n’arrivait pas, et Madeleine voyait les mois s’écouler, en se disant chaque soir qu’elle serait peut-être veuve le lendemain. Elle n’espérait rester que quelques semaines rue Soufflot. Elle y resta un an. Dans les premiers temps, elle éprouvait une simple amitié pour l’homme avec lequel elle vivait. Lorsqu’au bout de deux mois elle se mit à vivre dans l’attente anxieuse de son départ, elle mena une vie de secousses qui lentement l’attacha à lui. S’il était parti tout de suite, elle l’eût peut-être vu s’éloigner sans trop de désespoir. Mais toujours craindre de le perdre et le posséder toujours, cela finit par la lier à lui d’une façon étroite. Elle ne l’aima jamais avec passion ; elle reçut plutôt son empreinte, elle se sentit devenir lui, elle comprit qu’il prenait une entière possession de sa chair et de son esprit. Maintenant, il lui était devenu inoubliable.

Un jour, elle accompagna une de ses nouvelles amies dans un petit voyage. Cette amie, qui se nommait Louise et qui était la maîtresse d’un étudiant en droit, allait voir un enfant qu’elle avait mis en nourrice à une vingtaine de lieues de Paris. Les jeunes femmes ne devaient revenir