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sous la marquise du perron. Peu s’en fallut qu’il ne le priât de monter à côté du cocher.

Guillaume et Madeleine comprirent que de pareilles visites ne suffiraient pas pour les distraire de leurs angoisses. Ils ne pouvaient songer à recevoir chez eux : le pavillon de la rue de Boulogne était trop étroit, à peine leur serait-il permis d’y inviter les de Rieu à des réunions intimes. Aussi prirent-ils la résolution d’aller chaque soir vivre chez les autres, dans la banalité bruyante de ces salons où se réunissent quelques douzaines de personnes, qui ne se connaissent pas, et qui se sourient de neuf heures à minuit. Dès le lendemain, M. de Rieu leur ouvrit la porte de sept à huit maisons enchantées de faire un bon accueil au nom de de Viargue. Du lundi au dimanche, les époux eurent bientôt toutes leurs soirées prises. Ils sortaient ensemble à la tombée du jour, mangeaient dehors comme des étrangers en voyage, et ne rentraient que pour se coucher.

Dans les commencements, ils se sentirent soulagés. Le vide de cette existence les calmait. Peu leur importait la maison où ils se rendaient. Tous les salons étaient les mêmes pour eux. Madeleine prenait place sur le bout de quelque canapé, gardant aux lèvres ce sourire vague des femmes qui n’ont pas une idée dans la cervelle ; si l’on faisait de la musique, elle regardait le piano comme en extase bien qu’elle n’écoutât pas ; si l’on dansait, elle acceptait la première invitation venue, puis retournait à sa place, sans pouvoir dire si son cavalier était blond ou brun. Pourvu qu’il y eût beaucoup de lumière, beaucoup de bruit autour d’elle, elle se trouvait contente. Quant à Guillaume, il se perdait parmi les habits noirs ; il restait des soirées entières dans l’embrasure d’une fenêtre, suivant du regard, avec une gravité roide, la file d’épaules nues qui s’étendait, frissonnante et lustrée, sous la clarté crue des bougies ; ou bien il se plantait derrière une table de jeu, paraissant s’intéresser énormément à certains coups de cartes, auxquels il n’entendait rien. Il avait tou-