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L’ASSOMMOIR.

images. La chambre s’emplissait d’ombre, Bijard cuvait sa bordée dans l’hébétement de cette agonie. Non, non, la vie était trop abominable ! Ah ! quelle sale chose ! ah ! quelle sale chose ! Et Gervaise partit, descendit l’escalier, sans savoir, la tête perdue, si gonflée d’emmerdement qu’elle se serait volontiers allongée sous les roues d’un omnibus, pour en finir.

Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle se trouva devant la porte du patron, où Coupeau prétendait travailler. Ses jambes l’avaient conduite là, son estomac reprenait sa chanson, la complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, une complainte qu’elle savait par cœur. De cette manière, si elle pinçait Coupeau à la sortie, elle mettrait la main sur la monnaie, elle achèterait les provisions. Une petite heure d’attente au plus, elle avalerait bien encore ça, elle qui se suçait les pouces depuis la veille.

C’était rue de la Charbonnière, à l’angle de la rue de Chartres, un fichu carrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nom d’un chien ! il ne faisait pas chaud, à arpenter le pavé. Encore si l’on avait eu des fourrures ! Le ciel restait d’une vilaine couleur de plomb, et la neige, amassée là-haut, coiffait le quartier d’une calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avait un gros silence en l’air, qui apprêtait pour Paris un déguisement complet, une jolie robe de bal, blanche et neuve. Gervaise levait le nez, en priant le bon Dieu de ne pas lâcher sa mousseline tout de suite. Elle tapait des pieds, regardait une boutique d’épicier, en face, puis tournait les talons, parce que c’était inutile de se donner trop faim à l’avance. Le carrefour n’offrait pas de distractions. Les quelques passants filaient raide, entortillés dans des cache-nez ; car, naturellement, on ne flâne pas, quand