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tilement des révélations d’alcôve, et où l’on ne trouva que quelques détails biographiques et beaucoup de psychologie, elle produisit toute une nouvelle série de romans, exempts des plaidoyers sociaux et des discussions philosophiques de sa jeunesse. Pendant ces vingt années de production, elle n’écrivit guère que deux œuvres regrettables. Elle et lui, dans laquelle elle raconta ses amours et sa rupture avec Musset, et Mademoiselle de la Quintinie, où elle soutint une polémique religieuse qui glace tout le roman. Je ne puis dénombrer cette longue suite d’ouvrages parus dans la Revue des Deux blondes, qui s’était attaché George Sand par un traité. Je citerai les principales : le Château des Désertes, la Daniella, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, les Dames vertes, l’Homme de neige, Jean de la Roche, Constance Verdier, la Famille de Germandre, Valvedre, Tamaris, la Ville-Noire, Laura, Nanon, Malgré tout, etc. Enfin, cet hiver, a paru encore un volume d’elle : Flamarande ; et l’on dit que la mort l’a surprise, au moment où elle terminait un dernier manuscrit.

Dans les romans de son splendide automne, George Sand a certainement subi l’influence du naturalisme moderne, de l’esprit réaliste qui grandissait autour d’elle. Certes, elle reste le romancier idéaliste qu’on connaît, elle persiste à écouter son imagination et à embellir le vrai ; seulement, ses compositions se dégagent le plus souvent des allures romantiques, restent plus à terre, usent moins du pittoresque facile obtenu avec des tours ruinées, des souterrains, des bois hantés par les revenants et les fées. Par exemple, on y chercherait vainement le suicide extraordinaire d’Indiana, le décor fantastique de Mauprat, toutes ces imaginations compliquées et emphatiques, si à la mode vers 1830. Malgré elle, George Sand a dû se soumettre à plus de vraisemblance et à une étude plus serrée de la vie. Les œuvres qu’elle lisait, l’air d’analyse exacte dans lequel elle vieillissait, modifiaient ainsi à son insu son tempérament de poète. J’insiste sur ce fait, qui est très important, parce qu’il démontre la force des nouvelles formules, qui s’imposent même aux écrivains du passé.

Parmi les romans de cette quatrième manière, un surtout a eu le plus grand succès. Je veux parler du Marquis de Villemer, qui résume admirablement les qualités offertes par les dernières œuvres du romancier. C’est la simple histoire d’une jeune fille pauvre et de petite noblesse, mademoiselle Caroline de Saint-Geneix, qui entre comme demoiselle de compagnie chez la marquise de Villemer, où elle se trouve entre les deux fils de cette dame, le duc d’Aléria, un bon vivant qui a mangé sa fortune, et le marquis de Villemer, un être nerveux et souffrant, studieux et taciturne, qu’elle finit par aimer et épouser, après des obstacles et tout un drame. Le grand intérêt naît de l’opposition des caractères des deux frères et des péripéties qu’éprouvent les amours de Caroline et du marquis, avant qu’ils tombent aux bras l’un de l’autre. George Sand a toujours excellé dans la peinture de ces passions, d’abord naissantes et comme inconscientes, ensuite traversées de mille difficultés, de malentendus et de raccommodements, enfin triomphantes, aboutissant au bonheur, malgré les préjugés et les conventions. Cela lui sert merveilleusement pour mettre en action ses trois ou quatre héros et héroïnes de prédilection, des amants et des amantes d’une nervosité de malade ou d’un tempérament tendrement raisonnable, presque maternel. Quand son héros est une femme, elle fait un homme de son héroïne. C’est le cas de Caroline et du marquis de Villemer. Cette Caroline est la jeune fille parfaite, si souvent rêvée par l’auteur : une demoiselle bien élevée, pure, d’une raison droite, spirituelle, affectueuse, un peu raisonneuse. Quant au marquis, il a une maladie de cœur, je crois ; mais son cas est surtout d’être timide, gauche, sensitif et passionné comme une vierge qui sort du couvent. Aussi, au dénouement, est-ce Caroline qui le sauve de la mort, en le cherchant au milieu des neiges et en le remenant sur une charrette chargée de paille. Le roman est un des plus touchants et des plus honnêtes qu’on puisse lire. Et surtout il a un air vécu, ce qui est rare dans les œuvres de George Sand. Comme je l’ai dit, le romanesque y est discret, l’action marche sans inventions extraordinaires, sans décor de mélodrame. On est bien loin des imprécations byroniennes de Lélia et des clairs de lune poétiques qui éclairent les amours de Mauprat et d’Edmée.

Pour être complet, je dois dire ici un mot du théâtre de George Sand. Longtemps on lui a refusé tout talent dramatique, comme on en refuse d’ordinaire chez nous aux romanciers ; pour la critique, quiconque écrit un livre ne peut écrire un drame. Seulement, après de grands succès, George Sand dut être reconnue pour un dramaturge, sinon très habile, du moins très large de facture et d’une émotion profonde. Elle triompha au théâtre par son honnêteté, le sentiment calme et tendre qu’elle avait des passions. Cosima, le Roi attend, le Drac, les Beaux Messieurs de Bois-Doré ne réussirent pas. Mais ses autres œuvres eurent un grand nombre de représentations, entre autres François le Champi, Claudie, le Mariage de Victorine, le Pressoir, Mauprat, Françoise, etc. À l’Odéon, le Marquis de Villemer, le plus grand triomphe dramatique de George Sand, tint l’affiche pendant tout un hiver. Paris entier alla voir la pièce, qui reproduisait le roman fidèlement, avec sa sérénité de tendresse, son analyse tranquille et épurée. Depuis ce succès, George Sand parla souvent de revenir au théâtre, sans paraître pouvoir s’y décider. À la vérité, elle se sentait beaucoup plus à l’aise dans le roman ; sa nature rêveuse, la pente contemplative de son esprit, la disposait peu au travail raccourci et heurté de la scène.


VI

Il me faut conclure et dire lequel reste aujourd’hui le plus grand et le plus influent, des deux maîtres romanciers du commencement du siècle, de George Sand ou de Balzac.

Mais, auparavant, je tiens à laver le roman naturaliste moderne du reproche d’immoralité qu’on lui fait ; et je trouve, pour ce plaidoyer, des arguments dans l’œuvre de George Sand. Certes, je ne dirai point que cette œuvre est immorale, car j’estime qu’en littérature il n’existe