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belle nature et des beaux sentiments. Certes, aujourd’hui, nos romans n’ont plus le charme de Cendrillon et de Barbe-Bleue. Nous dressons simplement des procès-verbaux, et je comprends que les vieillards regrettent les contes dont on a bercé leur enfance. Il devait être si doux de s’endormir, loin des réalités répugnantes de ce monde, en écoutant des histoires de bonnes femmes, pleines de brigands très noirs et d’amoureux tout blancs de lumière !


V

George Sand, retirée à Nohant, après les massacres de 1848, se reposa dans l’églogue. Elle écrivit ses romans champêtres, la Petite Fadette, François le Champi et la Mare au Diable, qui resteront ses œuvres les plus pures et les plus originales.

Elle vivait en plein Berry, au milieu des paysans ; toute jeune, elle avait entendu leur langue et étudié leurs mœurs ; le jour devait fatalement venir où elle serait poussée à les chanter. J’emploie à dessein cette expression, car elle n’a pas raconté les paysans berrichons, elle les a bien réellement chantés, comme les poètes chantent leurs héros. On a parlé de Virgile, à propos de ces romans champêtres, et l’on a eu raison ; il s’agit ici, non d’une peinture exacte, mais d’une bergerie poétique, dont le seul tort est de manquer de rimes. Les paysans de George Sand sont bons, honnêtes, sages, prévoyants, nobles ; en un mot, ils sont parfaits. Peut-être le Berry a-t-il le privilège de cette race de paysans supérieurs ; mais j’en doute, car je connais les paysans du midi et du nord de la France, et j’avoue qu’ils manquent à peu près complètement de toutes ces belles qualités. Chez nous, rien n’est plus simple ni plus compliqué à la fois qu’un paysan. Il faut vivre longtemps avec lui pour le voir dans sa ressemblance et le peindre. Balzac a essayé et n’a réussi qu’en partie. Aucun de nos romanciers, jusqu’à présent, ne s’est hasardé à écrire les vrais drames du village, parce que nul d’entre eux ne s’est senti en possession de toute la vérité.

Ce qu’il y a de particulier encore, dans les églogues de George Sand, c’est le langage. Elle a senti la nécessité d’abandonner le style emphatique de Lélia, elle a adopté un style simple, correct, d’une naïveté cherchée. Rien de plus agréable en somme, mais rien de plus faux. On sent l’auteur à toutes les lignes, la langue est celle des contes d’enfants, cette langue d’une puérilité affectée que les mères croient devoir zézayer. Aucune énergie, aucune tournure vraiment forte, aucune expression qui soit vécue. C’est une large coulée de style, limpide, fort belle en elle-même, dont le seul défaut est de ne pas traduire la vie des campagnes. Et le pis est que George Sand fait parler ses paysans pendant des pages entières ; les conversations abondent, sont interminables, montrent les interlocuteurs comme des maîtres de beau langage qui luttent de phrases bien faites. Je le répète, je ne connais pas les paysans du Berry, j’ignore s’ils sont bavards à ce point ; mais à coup sûr, dans les autres contrées où j’ai vécu, le paysan est généralement muet, très prudent et très réfléchi ; le travail de la terre l’a rapproché de la bête, qui est maladroite de sa langue et qui n’aime pas à s’en servir.

Maintenant, quand il est bien convenu que George Sand se moque complètement de la vérité de ses peintures, qu’elle idéalise jusqu’aux chiens et aux ânes, qu’elle fait un choix dans la nature et qu’elle a la seule ambition de nous toucher et de nous instruire en nous montrant l’homme sous les beaux côtés, rien ne devient d’une lecture plus aimable ni plus émue que ses romans champêtres. Elle a trouvé là une troisième manière d’un charme infini, où toute velléité de thèse a disparu. Nous n’avons plus en face de nous que l’artiste, un cœur très bon, un esprit très sain, dégagé des fumées philosophiques, ne prêchant plus, ne jouant plus la désespérance, se contentant de faire rire et de faire pleurer.

Je rappellerai seulement l’églogue adorable de la Mare au Diable. Le laboureur Germain, un veuf de vingt-huit ans, qui a déjà trois enfants, va dans un village voisin demander une seconde femme. Il emmène la petite Marie en croupe, une fille de seize ans, qui s’est louée comme gardeuse de moutons, pour venir en aide à sa mère. Pierre, l’aîné de Germain, un bambin de quatre ans, les attend dans un fossé et veut aussi être du voyage. La nuit tombe, ils se perdent dans les bois, ils rôdent pendant des heures autour de la Mare au Diable, sans pouvoir sortir des buissons. Alors, ils campent là, et la petite Marie se montre si avisée, si savante à coucher Pierre dans le bât de la jument, à allumer du feu et à inventer un repas, que Germain peu à peu s’aperçoit de son charme et finit par lui proposer de l’épouser. Mais elle croit qu’il veut rire, puis elle refuse, en le trouvant trop vieux. Rien n’est charmant comme cette longue causerie dans la nuit fraîche, sous les grands arbres, en face du feu qui flambe. L’amour pousse comme une fleur de la forêt, au milieu de cet entretien si sage et si fraternel. Il y a là une grande paix, une largeur de nature superbe. Naturellement, Germain refuse la femme qu’on lui destinait, Marie ne reste pas chez son maître, qui l’avait louée pour en faire sa maîtresse ; et, au dénouement, la petite Marie ne trouve plus Germain trop vieux, elle l’aime et elle l’épouse.

Si l’art est tout entier dans l’imagination, si le talent du romancier est de créer un beau mensonge, s’il s’agit avant tout d’accommoder la réalité pour le plaisir de l’esprit et du cœur, la Mare au Diable est certainement un chef-d’œuvre, car ce court récit a une grandeur de poème, et une émotion profonde y donne un frisson à chaque page. On y sent l’âme même de George Sand, son tempérament prudent et sage, sa nature raisonneuse, habile aux développements des moindres sentiments. Lorsqu’on a oublié que ce laboureur et cette gardeuse de moutons parlent trop correctement, qu’ils déduisent de longs discours avec une habileté d’avocat, on se laisse aller au charme tout-puissant du souffle d’honnêteté, de raison et de plein ciel qui souffle dans ce récit.

George Sand a eu une quatrième manière, plus humaine. Après avoir publié ses mémoires, Histoire de ma vie, dans lesquels on chercha inu-