Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que MM. Aude, maire d’Aix ; Borely, procureur général ; Goyrand, adjoint ; Leydet, juge de paix, et plusieurs autres notabilités de la ville, sont allés inopinément visiter les travaux du canal Zola, à la colline des Infernets. Ils ont été reçus au milieu des bruyantes détonations des coups de mine, que les ouvriers, prévenus à la hâte, avaient préparés à cette intention… M. Pérémé, le gérant, a profité de la circonstance pour présenter à M. Thiers le jeune fils de M. Zola. L’illustre orateur a fait le plus gracieux accueil à l’enfant ainsi qu’à la veuve d’un homme dont le nom vivra parmi ceux des bienfaiteurs du pays. »

Enfin, comme je ne veux pas emplir ce journal, je me contenterai de donner encore la lettre suivante, qui était adressée à M. Émile Zola, homme de lettres, 23, rue Truffaut, Batignolles-Paris :

Aix, le 25 janvier 1869.
« Monsieur,

« J’ai l’honneur de vous adresser une ampliation de la délibération du Conseil municipal d’Aix, du 6 novembre 1868, et du décret du 19 décembre suivant, qui décident de donner au boulevard du Chemin-Neuf la dénomination de boulevard François-Zola, en reconnaissance des services rendus à la cité par M. Zola, votre père.

« J’ai donné des ordres pour que la délibération du Conseil municipal, sanctionnée par l’Empereur, reçoive immédiatement son exécution.

« Agréez, monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée.

« Le maire d’Aix,
« P. Roux. »

Et c’est cet ingénieur dont le projet de nouveau port a occupé Marseille pendant des années, qui serait un individu, un parasite vivant de la desserte d’une famille ! Et c’est cet homme énergique, dont la lutte au grand jour pour doter la ville d’Aix d’un canal est restée légendaire, qui serait un simple aventurier qu’on aurait chassé de partout ! Et c’est ce bon citoyen, bienfaiteur d’un pays, ami de Thiers et de Mignet, auquel le roi Louis-Philippe accorde des ordonnances royales, qui serait un voleur, sorti honteusement de l’armée italienne et de l’armée française ! Et c’est ce héros de l’énergie et du travail, dont le nom est donné à un boulevard par une ville reconnaissante, qui serait un homme abominable, le crime et la honte de son fils !

Allons donc ! à quels sots, à quels sectaires même, espérez-vous faire croire cela ? Expliquez donc comment Louis-Philippe, s’il avait eu affaire à un soldat déshonoré, aurait signé l’ordonnance d’utilité publique ; comment le Conseil d’État aurait accueilli le projet avec une faveur marquée ; comment d’illustres amitiés seraient venues à mon père ; comment il n’y aurait plus eu autour de lui qu’un concert d’admiration et de gratitude.

Un homme m’attend au coin d’une rue, et, par derrière, m’assène un coup de bâton : « Votre père est un voleur. » Dans l’étourdissement de cette attaque lâche et ignominieuse, que faire ? La faute commise, dont j’entends parler pour la première fois, remonterait à soixante-six ans. Je le répète, aucun moyen de contrôle, de discussion surtout. Et alors me voilà à la merci de l’outrage, sans autre défense possible que de crier tout ce que je sais de bon et de grand sur mon père, toute la Provence qui l’a connu et aimé, le canal Zola qui clame son nom et le mien, son nom encore qui est sur la plaque d’un boulevard et dans tous les cœurs des vieillards qui se souviennent.

Mais les misérables insulteurs ne sentent donc pas une chose, c’est que, même s’ils disaient vrai, si mon père jadis avait commis une faute — ce que je nierai de toute la force de mon âme, tant que je n’aurai pas moi-même fait l’enquête — oui ! si même les insulteurs disaient la vérité, ils commettraient là une action plus odieuse et plus répugnante encore ! Aller salir la mémoire d’un homme qui s’est illustré par son travail et son intelligence, et cela pour frapper son fils, par simple passion politique, je ne sais rien de plus vil, de plus bas, de plus flétrissant pour une époque et pour une nation !

Car nous en sommes arrivés là, à des monstruosités qui semblent ne plus soulever le cœur de personne. Notre grande France en est là, dans cette ignominie, depuis qu’on nourrit le peuple de calomnies et de mensonges. Notre âme est si profondément empoisonnée, si honteusement écrasée sous la peur, que même les honnêtes gens n’osent plus crier leur révolte. C’est de cette maladie immonde que nous allons bientôt mourir, si ceux qui nous gouvernent, ceux qui savent, ne finissent pas par nous prendre en pitié, en rendant à la nation la vérité et la justice, qui sont la santé nécessaire des peuples. Un peuple n’est sain et vigoureux que lorsqu’il est juste. Par grâce, hommes qui gouvernez, vous qui êtes les maîtres, agissez, agissez vite ! ne nous laissez pas tomber plus bas dans le dégoût universel !

Moi, je me charge de ma querelle, et je compte y suffire.

Puisque j’ai la plume, puisque quarante années de travail m’ont donné le pouvoir de parler au monde et d’en être entendu, puisque l’avenir est à moi, va ! père, dors en paix dans la tombe, où ma mère est allée te rejoindre. Dormez en paix côte à côte. Votre fils veille, et il se charge de vos mémoires. Vous serez honorés, parce qu’il aura dit vos actes et vos cœurs.

Lorsque la vérité et la justice auront triomphé, lorsque les tortures morales sous lesquelles on s’efforce de me broyer l’âme seront finies, c’est ta noble histoire, père, que je veux conter. Depuis longtemps j’en avais le projet, les injures me décident. Et sois tranquille, tu sortiras rayonnant de cette boue dont on cherche à te salir, uniquement parce que ton fils s’est levé au nom de l’humanité outragée. Ils t’ont mis de mon calvaire, ils t’ont grandi. Et, si même je découvrais une faute dans ta jeunesse aventureuse, sois tranquille encore, je t’en laverai, en disant combien ta vie fut bonne, généreuse et grande.