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1er mars. Enfin, la Cour de cassation ayant cassé le jugement de 1894, le 3 juin, je rentre en France le 5 juin, le matin même où paraissait cet article. — D’autre part, le 10 août 1898, la Cour d’appel, confirmant le jugement rendu à la requête des trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, me condamna par défaut à un mois de prison, sans sursis, mille francs d’amende, et dix mille francs de dommages-intérêts à chaque expert. Ceux-ci, pendant mon absence, firent saisir chez moi, les 23 et 29 septembre, et la vente eut lieu le 10 octobre, une table fut vendue trente-deux mille francs, total des sommes demandées. — Le 26 juillet, le Conseil de l’ordre de la Légion d’honneur avait cru devoir me suspendre de mon grade d’officier.

Depuis onze mois bientôt, j’ai quitté la France. Pendant onze mois, je me suis imposé l’exil le plus total, la retraite la plus ignorée, le silence le plus absolu. J’étais comme le mort volontaire, couché au secret tombeau, dans l’attente de la vérité et de la justice. Et, aujourd’hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française.

Le 18 juillet 1898 restera, dans ma vie, la date affreuse, celle où j’ai saigné tout mon sang. C’est le 18 juillet que, cédant à des nécessités de tactique, écoutant les frères d’armes qui menaient avec moi la même bataille, pour l’honneur de la France, j’ai dû m’arracher à tout ce que j’aimais, à toutes mes habitudes de cœur et d’esprit. Et, depuis tant de jours qu’on me menace et qu’on m’abreuve d’injures, ce brusque départ a été sûrement le plus cruel sacrifice qu’on eût exigé de moi, ma suprême immolation à la cause. Les âmes basses et sottes, qui se sont imaginé, qui ont répété que je fuyais la prison, ont fait preuve d’autant de vilenie que d’inintelligence.

La prison, grand Dieu ! mais je n’ai jamais demandé que la prison ! mais je suis prêt encore à m’y rendre, s’il est nécessaire ! Il faut, pour m’accuser de la fuir, avoir oublié toute cette histoire, et le procès que j’ai voulu, dans l’unique désir qu’il fût le champ où pousserait la moisson de vérité, et le complet sacrifice que j’avais fait de mon repos, de ma liberté, m’offrant en holocauste, acceptant à l’avance ma ruine, si la justice triomphait. N’est-il pas d’une évidence éclatante, aujourd’hui, que notre longue campagne, à mes conseils, à mes amis et à moi, n’a été qu’une lutte désintéressée pour faire jaillir des faits le plus de lumière possible ? Si nous avons voulu gagner du temps, si nous avons opposé procédure à procédure, c’est que nous avions charge de vérité, comme on a charge d’âme, c’est que nous ne voulions pas laisser éteindre entre nos mains la faible lueur, qui chaque jour grandissait. C’était comme la petite lampe sacrée, qu’on porte par un grand vent, et qu’il faut défendre contre les colères de la foule, affolée de mensonges. Nous n’avions qu’une tactique, rester les maîtres de notre affaire, la prolonger autant que nous le pourrions, pour qu’elle provoquât les événements, tirer d’elle enfin ce que nous nous étions promis de preuves décisives. Et nous n’avons jamais songé à nous, nous n’avons jamais agi que pour le triomphe du droit, prêts à le payer de notre liberté et de notre vie.

Qu’on se souvienne de la situation qui m’était faite, en juillet, à Versailles. C’était l’étranglement sans phrases. Et je ne voulais pas être étranglé ainsi, cela ne me convenait pas qu’on m’exécutât pendant l’absence du Parlement, au milieu des passions de la rue. Notre volonté était d’atteindre octobre, dans l’espoir que la vérité aurait marché encore, que la justice alors s’imposerait. D’autre part, il ne faut pas oublier tout le travail sourd qui se faisait à chaque heure, tout ce que nous pouvions attendre des instructions ouvertes contre le commandant Esterhazy et contre le colonel Picquart. L’un et l’autre étaient en prison, nous n’ignorions pas que des clartés vives jailliraient forcément des enquêtes ouvertes, si elles étaient menées loyalement ; et, sans prévoir pourtant l’aveu, puis le suicide du colonel Henry, nous comptions sur l’inévitable événement, qui, d’un jour à l’autre, devait éclater, éclairant toute la monstrueuse affaire de sa vraie et sinistre lueur. Dès lors, est-ce que notre désir de gagner du temps ne s’explique pas ? est-ce que nous n’avions pas raison d’user de tous les moyens légaux pour choisir notre heure, au mieux des intérêts de la justice ? est-ce que temporiser n’était pas vaincre, dans la plus douloureuse et la plus sainte des luttes ? À n’importe quel prix, il fallait attendre, car tout ce que nous savions, tout ce que nous espérions, nous permettait de donner, pour l’automne, rendez-vous à la victoire. Encore une fois, nous autres, nous ne comptions pas, il s’agissait uniquement de sauver un innocent, d’éviter à la patrie le plus effroyable désastre moral dont elle eût jamais couru le danger. Et ces raisons avaient une telle force que je partis, résigné, en annonçant mon retour pour octobre, avec la certitude d’être ainsi un bon ouvrier de la cause et d’assurer le triomphe.

Mais ce que je ne dis pas aujourd’hui, ce que je dirai un jour, ce fut l’arrachement, l’amertume de ce sacrifice. On oublie que je ne suis ni un polémiste, ni un homme politique, tirant bénéfice des bagarres. Je suis un libre écrivain qui n’a eu qu’une passion dans sa vie, celle de la vérité, qui s’est battu pour elle sur tous les champs de bataille. Depuis quarante ans bientôt, j’ai servi mon pays par la plume, de tout mon courage, de toute ma force de travail et de bonne foi. Et je vous jure qu’il y a une affreuse douleur, à s’en aller seul, par une nuit sombre, à voir s’effacer au loin les lumières de France, lorsqu’on a simplement voulu son honneur, sa grandeur de justicière parmi les peuples. Moi ! moi qui l’ai chantée par plus de quarante œuvres déjà ! Moi dont la vie n’a été qu’un long effort pour porter son nom aux quatre coins du monde ! Moi, partir ainsi, fuir ainsi, avec cette meute de misérables et de fous galopant derrière mes talons, me poursuivant de menaces et d’outrages ! Ce sont là des heures atroces, dont l’âme sort trempée, invulnérable désormais aux blessures iniques. Et, plus tard, pendant les longs mois d’exil qui ont suivi, s’imagine-t-on cette torture d’être supprimé des vivants, dans l’attente quotidienne d’un réveil de la justice, que chaque jour attarde ? Je ne souhaite pas au pire des criminels la souffrance que, depuis onze mois, m’a causée chaque matin la lecture des dépêches de France, sur cette terre étrangère,