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NOS MAÎTRES

chansons de Provence ; sans cesse il les chantait dans ses promenades au long des sentiers. Et un jour que saint Antoine de Padoue prêchait, dans un couvent d’Arles, sur les charmes de l’ignorance et de la pauvreté, ses auditeurs aperçurent, debout parmi eux, la souriante figure du frère d Assise : son corps était resté en Ombrie, mais son âme n’avait pu laisser échapper une si belle occasion de rendre visite, avant de mourir, au pays qu’elle aimait.

Ainsi la Provence, pour ceux qui l’aiment, est peuplée de grandes ombres. Aux saints succédèrent les papes ; puis, ce fut le tour des antipapes ; mais c’est toujours le soleil qui est resté le vrai maître. Aujourd’hui encore, sur la ruine de tant d’autres gloires, sa gloire royale demeure tout entière. Grâce à lui, la Provence a échappé à ce qu’on appelle le progrès : malgré les chemins de fer et les télégraphes, elle a gardé cet aspect ancien, ou plus justement éternel, qu’elle devait avoir déjà lorsque sainte Marie-Madeleine y est venue prier et pleurer. Les hommes ont beau vouloir déformer leur pays pour le rendre pareil au reste de l’Europe : le soleil et la nature ne manquent jamais de reprendre le dessus. Il suffit de cinquante ans pour changer en de vieilles rues provençales les avenues les plus élégantes d’Avignon ou de Marseille ; et les villas ont plus vite fait encore de devenir des bastides. Je ne connais pas de pays oii le passé refuse si obstinément de mourir.