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NOS MAÎTRES

Qu’avais-je donc aimé en eux ? Peut-être mon exaltation, peut-être l’étrangeté des idées ou de la forme. Mais des poètes et de la poésie, jamais je n’avais eu sincèrement besoin. Jamais la pure beauté d’une image ou d’un rythme ne m’avait donné ce frisson de plaisir que me donnait, par exemple, la vérité d’un roman ou la subtilité d’un système philosophique. La Légende des siècles, les Fleurs du mal, Sagesse, j’aurais lu ces poèmes avec le même enthousiasme dans la prose banale d’une traduction allemande ; et il y avait des poètes dont le nom seul, entouré de quelques détails biographiques, m’aurait fait autant d’impression que la lecture de leurs œuvres.

Je me souvins alors d’une autre source enchantée dont on m’avait parlé jadis, dans mon pays. Elle est cachée au fond des steppes ; et, souvent, par les nuits sans lune, on l’entend couler. Mais ceux-là seuls sont admis à la voir qui sont nés avec une étoile sur le front ; et dès qu’on essaie de la découvrir, on ne connaît plus d’autre soin ; et puis on tourne, on tourne, sans jamais l’approcher, autour de l’endroit où elle est. Et bien des jeunes gens l’ont cherchée si longtemps, qu’à leur retour dans le village ils ont trouvé leurs parents morts, et leur fiancée mariée à un autre.

Ainsi j’avais perdu ma jeunesse à tourner autour de la poésie, sans parvenir à rompre le sortilège qui m’empêchait de la voir. Il me manquait une étoile sur le front. Et, comme je n’apercevais pas d’étoile, non plus, sur le front des jeunes gens que je fréquentais, je linis par les soupçonner de