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VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

d’une production régulière. À son insu, il aura du mépris pour la rédaction de ses rêves : et puis, ne lui sera-ce point toujours une souffrance, de descendre du monde enchanté où il séjourne, pour déformer, pour vendre ses plus chères joies ? Il méditera sans cesse des plans gigantesques, une œuvre enfin digne de lui, atteignant tous sujets ; mais il échouera à réaliser jamais aucune de ses promesses. Il sentira tout d’un coup leur insuffisance : un nouveau rêve l’aura déjà séduit, et les anciennes visions lui paraîtront décolorées. Les véritables écrivains s’entraînent à penser que l’œuvre où ils travaillent est excellente et sainte ; lui n’y pourra voir qu’une méprisable affaire de métier. Et pourtant, il souhaitera cette affaire digne de lui, traitée supérieurement : il s’épuisera en d’incessantes corrections, jamais satisfait, d’autant plus dégoûté de sa tâche qu’il percevra mieux la différence entre la chose écrite et la vision rêvée. Et puis, après mille livres ébauchés, repris, inachevés, le prince, s’il n’est pas mort de faim, s’il a pu échapper aux cabanons des maisons de santé, toujours ouverts sur son passage, finira sa carrière de littérateur en rédigeant quotidiennement quelques nouvelles à la main pour un journal du matin : avant enfin compris que tous métiers étaient également faciles, également vains ; qu’il était inutile d’offrir par force le reflet de son àme à des gens que cela importunait : et que, décidément, il n’y avait rien à faire avec ce monde-ci. Et il régnera joyeusement, dans les sphères ouvertes à lui seul, avec par instants, s’il se retourne