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eûmes de la musique (avec sa voix douce et claire, Annie, à mon goût, surpassa tous les autres par le sentiment et l’expression) ; et, enfin, on se mit à raconter des histoires, et nous écoutâmes, assis, sans autre lumière que la lune estivale, qui inondait les magnifiques réseaux des fenêtres, comme si nous avions vécu dans un temps très ancien, lorsque les livres étaient rares et l’art de lire peu répandu. Car, je dois le dire ici, comme vous l’aurez remarqué : bien que la plupart de mes amis eussent quelque usage des livres, ils n’étaient cependant pas grands liseurs, si l’on songe à l’élégance de leurs manières et au temps de loisir évidemment considérable dont ils disposaient. De fait, lorsque Dick, en particulier, parlait d’un livre, il le faisait de l’air d’un homme qui a accompli un haut fait, comme s’il disait : « Vous voyez, je l’ai lu ! »

La soirée passa beaucoup trop vite à mon gré ; depuis ce jour, pour la première fois de ma vie, j’avais la plénitude de la satisfaction des yeux, sans cette sensation de désharmonie, cette crainte d’une ruine imminente, qui m’avait toujours obsédé jusqu’alors, lorsque je m’étais trouvé parmi les belles œuvres d’art du passé, mêlées à la grâce de la nature vivante, réunion qui était le résultat de longs siècles de tradition qui avaient forcé les hommes à produire l’art et forcé la nature à prendre la forme des âges. Ici, je pouvais jouir de toute chose sans reporter ma pensée sur l’injustice et le labeur misérable qui faisaient mon loisir, sur l’ignorance et