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CHAPITRE XXII.

« Sois chaste comme la glace, pur comme la neige, et malgré cela tu n’échapperas pas à la calomnie. »

D’autres encore, sans se montrer envers nous de violents détracteurs, prétendent ne rien comprendre au plaisir que l’on éprouve à escalader les montagnes. Pourquoi s’en étonner ? nous n’avons pas tous la même constitution. Les courses de montagnes sont un exercice essentiellement réservé aux hommes jeunes et robustes ; les vieillards et les infirmes en sont forcément exclus. Pour ces derniers, la peine ne saurait être un plaisir. Que de fois ils s’écrient : « Cet homme fait du plaisir une fatigue ! » Comme l’a dit un écrivain de l’antiquité, une sorte de rapport nécessaire relie, malgré leurs natures opposées, le plaisir et la peine. Celui qui veut parcourir les montagnes doit être averti qu’il s’expose à de grandes fatigues ; mais la fatigue donne la force (non-seulement la force musculaire, mais la force morale) ; elle éveille toutes les facultés, et de la force naît le plaisir. Souvent on vous demande, d’un ton qui implique une réponse dubitative : « Mais le plaisir vaut-il la peine ? » À la vérité, nous ne pouvons pas estimer notre plaisir comme vous mesurez votre vin ou comme vous pesez votre plomb. Quand bien même je pourrais effacer de ma mémoire tous mes souvenirs, je dirais encore que mes escalades dans les Alpes m’ont bien payé des mes peines, car elles m’ont donné deux des meilleures choses que l’homme puisse posséder ici-bas : de la santé et des amis.

Les souvenirs des plaisirs passés ne sauraient s’effacer. Au moment même où je trace ces lignes, ils se pressent en foule devant moi. Voici d’abord une série infinie de tableaux magnifiques par la forme, par l’effet, par la couleur. Je vois les grands pics avec leurs sommets entourés de nuages, qui semblent monter toujours comme dans l’infini ; j’entends les concerts des troupeaux éloignés, les chants des paysans et les tintements solennels des cloches des églises ; j’aspire les émanations odorantes des pins. Ensuite arrivent en foule des pensées d’un autre ordre. Je songe à ceux qui ont été honnêtes, braves et loyaux, aux cœurs dévoués et aux actions hardies,