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ESCALADES DANS LES ALPES.

il parvint à attacher une corde ; le jeune guide se décida alors à descendre et nous nous trouvâmes réunis tous les trois. Je demandai immédiatement la corde qui s’était rompue, et je m’aperçus avec une profonde surprise, que dis-je, avec horreur, que cette corde maudite était la plus faible des trois. Elle n’aurait dû jamais être employée au service qu’elle avait fait, et n’avait pas été apportée dans ce but. C’était une vieille corde, faible même en comparaison des autres. On devait la garder en réserve, pour le cas où il eût fallu en laisser une attachée aux rochers. Je compris de suite qu’il y avait là une question sérieuse à résoudre et je me fis donner le bout qui restait. Cette corde s’était rompue nettement et ne paraissait pas avoir subi, avant l’accident, la plus petite altération.

Pendant les deux heures qui suivirent, je crus à chaque minute toucher à mon dernier moment, non seulement les Taugwalder, entièrement énervés, étaient incapables de me prêter la moindre assistance, mais ils avaient tellement perdu la tête qu’à chaque pas je craignais de les voir glisser. Nous finîmes pourtant par faire ce qui eût dû être fait dès le commencement de la descente, c’est-à-dire par fixer des cordes aux rochers les plus solides pour aider notre marche ; ces cordes furent coupées et abandonnées[1]. Nous restâmes en outre attachés l’un à l’autre. Les guides terrifiés n’osaient presque pas avancer, même avec ce secours supplémentaire ; le vieux Pierre se tourna vers moi à plusieurs reprises, me répétant avec emphase, la figure blême et tremblant de tous ses membres : Je ne puis pas !

Vers six heures du soir, nous arrivâmes à la neige sur l’arête qui descend vers Zermatt, et nous fûmes dès lors à l’abri de tout danger. Nous fîmes souvent de vaines tentatives pour découvrir quelques traces de nos infortunés compagnons ; penchés par-dessus l’arête, nous les appelâmes de toutes nos forces ; aucune voix ne nous répondit. Convaincus à la fin qu’ils étaient hors de la portée de la vue et du son, nous cessâmes

  1. Ces bouts de corde sont, je le crois, restés attachés aux rochers ; ils marquent ainsi la ligne que nous avons suivie en montant et en descendant.