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CHAPITRE VIII.

aux douceurs du repos. En regardant le Rateau et les Écrins, nous nous demandions avec étonnement comment l’une de ces montagnes pouvait encore se tenir debout, et si l’autre résisterait à nos efforts pour la conquérir. La première paraissait tellement en décomposition qu’elle semblait devoir s’écrouler la plus légère bouffée de vent, ou tomber en morceaux au plus petit coup de tonnerre ; tandis que la seconde se dressait fièrement comme la reine du groupe, dépassant de sa cime élancée tous les autres pics qui forment le grand fer à cheval du Dauphiné. Un abominable courant d’air glacé vint tout à coup nous donner le frisson, et nous obliger à nous transporter sur une petite terrasse gazonnée, à 900 mètres plus bas, — une oasis dans un désert ; — nous y passâmes près de quatre heures à admirer la muraille splendide qui protége de ce côté le sommet de la Meije contre toute tentative d’escalade[1]. Nous nous mîmes donc à descendre un peu à l’aventure le vallon des Étançons[2], désert horrible et sauvage, abomination de la désolation, également dépourvu de vie animale ou végétale, privé de tout sentier, ne donnant guère que l’idée du chaos, couvert dans toute sa longueur de débris variant entre la grosseur d’une noix et celle d’une maison. À le contempler, on eût dit qu’une demi-douzaine de moraines de première classe y avaient été transportées et précipitées en des milliers de débris.

Tant de piéges s’ouvraient sous nos pas que notre humeur s’en ressentait. Impossible de ne pas regarder constamment ses pieds ; si quelque infortuné se hasardait à se moucher sans s’arrêter, il était sûr de tomber à l’instant même, de s’écorcher les jambes ou de se démettre à moitié la cheville. C’était toujours à recommencer, nous nous sentions à bout de patience ;

  1. On peut donner une idée de cette muraille en la comparant à la Gemmi, vue des bains de Louèche et exagérée. Du sommet le plus élevé de la Meije jusqu’au bas du Glacier des Étançons (c’est-à-dire à une profondeur de 975 mètres), le rocher absolument à pic semble être tout à fait inaccessible. Les dimensions de ces pages sont insuffisantes pour que je puisse y représenter convenablement cette magnifique muraille, la plus imposante de ce genre que j’aie vue dans tous mes voyages.
  2. Voir la gravure de la page 189.