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CHAPITRE V.

Le lendemain matin (vendredi 25), à mon réveil, je trouvai le bon petit Meynet tout prêt, qui m’attendait ; les deux Carrels, m’apprit-il, étaient partis depuis quelque temps en le priant de me dire qu’ils avaient l’intention de chasser la marmotte, car le temps était très-favorable ce jour-là[1].

Mon congé était près d’expirer, et on ne pouvait évidemment pas compter sur ces deux hommes : je proposai donc, en dernier ressort, au petit bossu de m’accompagner seul pour tenter de monter encore un peu plus haut, bien qu’il n’y eût, pour ainsi dire, aucun espoir d’atteindre le sommet. Il n’hésita pas, et, quelques heures après, nous nous trouvions tous deux pour la troisième fois sur le col du Lion. C’était la première fois que Meynet contemplait cette vue sans un seul nuage. Le pauvre petit paysan difforme la regarda dans un respectable silence, puis, se laissant tomber spontanément sur un genou, dans l’attitude de l’adoration, il croisa les mains et s’écria avec extase : « Oh les belles montagnes ! » Ses actes étaient aussi justes que ses paroles étaient naturelles et ses larmes témoignaient de la sincérité de son émotion.

Nous n’étions pas assez forts pour monter la tente plus haut, aussi passâmes-nous la nuit à notre ancienne station ; le lendemain matin, partis de très-bonne heure, nous eûmes bientôt dépassé le point où nous avions battu en retraite le 24, puis le point le plus élevé que j’eusse atteint le 19. La crête de l’arête était si peu sûre, que nous dûmes, bien malgré nous, escalader les rochers sur la droite. Nous triomphâmes lentement des premières difficultés, mais à la fin nous nous trouvâmes perchés comme deux aigles sur le flanc escarpé de la montagne, sans pouvoir avancer et presque sans pouvoir descendre. Nous retournâmes donc à l’arête, mais elle était presque aussi difficile et infiniment moins sûre ; aussi, après avoir atteint les limites que la prudence nous défendait de dépasser, je me décidai à revenir au Breuil, pour m’y munir d’une échelle légère qui pût

  1. Un incident semblable fait apprécier les règlements de Chamonix et d’autres localités. Il n’eût pas eu lieu à Chamonix, ni au Breuil, s’il y avait eu au Breuil un bureau des guides.