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ESCALADES DANS LES ALPES.

était le coq du Val Tournanche et il commandait aux autres hommes de la vallée comme par un droit naturel. Se sentant en outre indispensable, il ne prenait aucune peine pour me le cacher. Voulait-on l’arrêter ? ni ordre ni prière n’avaient d’effet sur lui. Mais, je le répète encore, il était le seul grimpeur de premier ordre que je pusse trouver convaincu que le Cervin n’était pas inaccessible. Avec lui, j’avais de l’espoir ; sans lui, je n’en avais aucun ; je le laissais donc forcément faire ce qui lui plaisait. Sa conduite, en cette circonstance, fut incompréhensible. Certes on ne pouvait l’accuser de poltronnerie, car il n’existe guère de montagnard plus audacieux ; les obstacles ne le faisaient pas non plus reculer, puisque nous n’avions encore rencontré aucun passage qui pût lui paraître difficile, et il éprouvait évidemment un désir très-vif de faire l’ascension. Le manque de provisions ne nous obligeait pas à redescendre, car, en prévision de cet incident, nous avions emporté des vivres pour une semaine, et il n’y avait aucun danger à rester sous la tente, où du reste on n’était pas trop mal à l’aise. Dans mon opinion, il s’efforçait de faire traîner l’ascension en longueur, suivant ses vues personnelles, et, bien qu’il désirât vivement arriver le premier au sommet, bien qu’il ne se refusait pas à être accompagné par n’importe quel touriste animé du même désir, il ne lui convenait pas de laisser qui que ce fut réussir trop vite, peut-être pour donner au succès final plus d’éclat et de retentissement. Ne craignant aucun rival, il pensait peut-être que plus il susciterait de difficultés, plus son concours serait apprécié : du reste, il faut lui rendre cette justice, jamais il ne se montra avide d’argent. Il demandait un prix élevé, mais qui n’était pas excessif ; il loua toujours ses services à la journée et il n’eut pas tort.

Bien que très-contrarié de voir mon temps gaspillé de la sorte, je fus cependant enchanté quand il voulut bien me proposer de repartir le lendemain matin, si la journée était favorable. Nous devions monter la tente jusqu’au pied de la Grande Tour, fixer des cordes au delà dans les endroits les plus difficiles, et faire un grand effort le lendemain pour atteindre le sommet.