Page:Whymper - Escalades dans les Alpes.djvu/129

Cette page a été validée par deux contributeurs.
121
CHAPITRE V.

en paraîtrait exagérée. La qualité du roc changeait comme l’aspect de l’arête. Les rochers (du gneiss talqueux) situés au-dessous de ce couloir avaient une fermeté singulière ; rarement il était nécessaire d’en éprouver la solidité ; le pied posait sur le roc nu et non sur des fragments épars. Mais là, tout portait l’empreinte de la ruine et de la destruction. La crête de l’arête était crevassée et émiettée ; le pied s’enfonçait dans les débris pulvérisés qui en étaient tombés ; au-dessus, des blocs énormes, taillés et creusés par la main du temps, se dressaient fièrement vers le ciel, semblables aux pierres tombales de géants. Ma curiosité étant excitée au plus haut degré, j’escaladai une brèche de l’arête, entre deux immenses masses de rochers vacillantes ; à les voir, on eût cru qu’un léger poids, ajouté d’un côté ou de l’autre, les eût fait tomber à l’instant ; leur équilibre était si parfait qu’elles eussent pu se balancer au moindre souffle du vent, car elles s’ébranlaient sous mon doigt ; elles reposaient sur une base si fragile que je m’étonnai de ne pas les voir s’affaisser à mes yeux. Dans toutes mes excursions alpestres, aucun lieu ne m’a offert un aspect plus saisissant que cette crête désolée, ruinée, crevassée, située derrière la Grande Tour. J’ai vu bien des formes plus étranges dans les montagnes, des rochers aux figures monstrueuses et grimaçantes, imitant la forme humaine, des aiguilles isolées, plus hautes et plus aiguës, mais je n’ai jamais étudié un exemple plus frappant des résultats prodigieux que peuvent produire la gelée et l’action longue et incessante de forces dont les effets individuels sont imperceptibles.

Ai-je besoin d’ajouter qu’il est impossible de gravir sur ce point la crête de l’arête ; on est pourtant forcé de s’en tenir tout près, car il n’y a pas d’autre passage. En général, le Cervin a des angles d’inclinaison trop aigus pour qu’il puisse s’y former des couches de neige très-épaisses, mais il se trouve dans cette partie de la montagne un coin qui permet à la neige de s’y accumuler ; ce dont il faut lui être très-reconnaissant, car, grâce à son secours, on peut grimper quatre fois plus vite que sur les rochers.