Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/247

Cette page n’a pas encore été corrigée

«  Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d'une voix toute changée, en lui tendant sa petite cage, je vous la donne; ça pourra peut- être vous servir à quelque chose, vous faire plaisir. .Non, certes remercia Yves. Il fautl'emporterau contraire, vous savez bien. Ce sera votre petit compagnon là-bas. Oh! reprit le vieux, il n'est plus dedans. Vous ne saviez donc pas ? il n'y est plus. » Çt deux larmes d'indicible misère lui coulaient sur les joues. Pendant une bousculade de'la traversée, la porte s'était ou- verte, le moineau avait eu peur, s'était envolé, et tout de suite était tombé à la mer à cause de son aile coupée. Oh le moment d'horrible douleur Le voir se débattre et mourir, en- trainé dans le sillage rapide, et ne pouvoir rien pour lui 1 D'a- bord, dans un premier mouvement bien naturel, il avait voulu crier, demander du secours, s'adresser à Yves lui-même, le sup- plier. Élan arrêté aussitôt par la réflexion, par la conscience immédiate de sa dégradation personnelle un vieux misérable comme lui, qui est-ce qui aurait pitié de son moineau, qui est-ce qui voudrait seulement écouter sa prière Est-ce qu'il pouvait lui venir à l'esprit qu'on retarderait le navire pour repêcher un moineau qui se noie, et un pauvre oiseau de forçat, quel rêve absurde! Alors il s'était tenu silencieux à sa place, regardant s'éloigner sur l'écume de la mer le petit corps gris qui se débattait toujours il s'était senti effroya- blement seul maintenant, pour jamais, et de grosses larmes, des larmes de désespérance solitaire et suprême, lui brouillaient la vue, tandis que le jeune monsieur à lunettes, son collègue de chaîne, riait de voir un vieux pleurer. Maintenant que l'oiseau n'y était plus, il ne voulait pas gar- der cette cage, construite avec tant de sollicitude pour le petit mort; il la tendait toujours à ce brave marin qui avait consenti à écouter son histoire, désirant lui laisser ce legs avant de par, tir pour son long et dernier voyage. Et Yves, tristement, avait accepté le cadeau, la maisonnette vide, pour ne pas faire plus de peine à ce vieil abandonné en ayant l'air de dédaigner cette chose qui lui avait coûté tant de travail. Pierre Loti, Le Livre de la pitié et de la mort (Calmann-Lévy, édit.) .