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vers l'écurie. Lorsqu'il fut près de nous, Vôronok souffla bruyam- ment son cou et ses épaules étaient noirs de sueur. Quand ce fut mon tour, je voulus étonner nés frères et leur montrer mon habileté à cheval. Je voulus lancer Voronok de toutes mes forces, mai's il ne voulait point s'éloigner de l'écu- rie, et j'avais beau le frapper, il se refusait à courir; il avait peur et se retournait à tout moment. Je m'emportai contre le cheval et le frappai à grands coups de' cravache et de talons; j'essayai de l'atteindre aux endroits les plus sensibles, je cassai ma cravache et me mis à lui frapper la tête avec le manche brisé. Mais Voronok ne voulait toujours pas galoper. Alors je me tournai vers le sous-maître et le priai de me don- ner une cravache un peu plus forte. Mais il me répondit «  C'est assez chevauché, monsieur, descendez. Pourquoi mar- tyriser ce cheval ? » Cet ordre me mécontenta, je lui dis «  Comment je n'ai pas chevauché du tout 1 Vous verrez comme je vais galoper. Donnez-moi, je vous prie, une cravache un peu plus forte, je saurai bien l'exciter. » Alors le sous-maître, hochant la tête, dit «  Ah monsieur, vous n'avez pas de pitié Pourquoi faire ga- loper ce cheval? Il a vingt ans. Il est accablé de fatigue, il res-- pire à peine; il est vieux. très vieux! C'est comme Pimen Timothéitch. Monteriéz-vous sur Pimen Timothéitch, et le lan- ceriez-vous au grand galop à coups de cravache? N'auriez-vous pas de pitié? » Je me souvins de Pimen et j'obéis au sous-maître. Je descen- dis du cheval, et, quand je vis la pauvre bête les flancs en nuage, respirant avec peine de ses naseaux et agitant sa queue courte et fournie, je compris combien il avait dû souffrir. Moi qui le croyais aussi joyeux que moi! J'éprouvai tant de pitié pour Voronok qtie j'embrassai son cou tout mouillé de sueur, en lui demandantpardon de l'avoir battu. Depuis lors, j'ai,bien grandi, mais j'ai toujours pitié des che- vaux et, quand j'en vois martyriser, je me rappelle toujours Voronok et Pimen Timothéitch. Tolstoï, Œuvres, t. XIV. Traduction Bïenstock (Stock édit.) .