Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/120

Cette page n’a pas encore été corrigée

écriteau sur le dos. Je suis navré de débuter ainsi avec vous, mais il le faut. » Là-dessus il me fit descendre et m'attadia l'écriteau, fort bien construit à cet effet, sur les épaules, comme un sac de soldat partout où j'allai dans la suite; j'eus la consolation de le porter. Ce qu'il me fit soullrir; cet écriteau, nul ne peut l'imaginer. Qu'on pût le voir ou non, je me figurais toujours que quelqu'un le lisait. Et. cela ne servait de rien de me retourner et de ne trouver personne, car où que fût mon dos, je m'imaginais qu'il y avait aussi quelqu'un. Ce cruel individu à la jambe de bois (1) aggravait mes souffrances. Il était investi de pouvoirs disci- plinaires, et s'il lui arrivait de me voir appuyé contre un arbre, un mur ou la maison, du pas de la porte de sa loge, il rugissait d'une voix formidable « Eh 1 là-bas, le Copperfield; faites donc voir un peu vos insignes, ou je vous colle un rapport 1» La cour de récréation, nue et sablée, s'ouvrait sur tout l'ar- rière de la maison et devant les dépendances, et je savais que les domestiques lisaient mon écriteau, que le boucher le lisait, et que le boulanger le lisait, que tous ceux, en un mot, qui entraient ou sortaient le matin à l'heure où j'avais l'ordre de m'y promener, lisaient qu'il fallait faire attention, car je mor- dais 1 Je me souviens que je commençai littéralement à avoir peur de moi-même, et à croire que j'étais un petit être féroce qui mordait pour de bon. Il y avait dans cette cour une vieille porte, sur laquelle les élèves avaient coutume de graver leut's noms. Elle était com- plètement couverte d'inscriptions de ce genre. Dans l'épou- vante où j'étais de voir arriver la fin des vacances et le retour des écoliers, je ne pouvais lire un nom d'élève sans me deman- der de quel ton; avec quelle expression, lui lirait « Attention! il mord » Il y eh avait un un certain J. Steerforth qui avait gravé son nom très profondémentet très souvent; celui-là, je me figurais qu'il le lirait d'une voix plutôt forte, et qu'il me tirerait les cheveux après. Il y en avait un autre, nommé Tommy Traddles, qui, je le craignais, s'en amuserait et ferait semblant d'avoir de moi une peur horrible. Il y en avait un troisième, George Demple, qui, dans mon idée, le chanterait. Je l'ai regardée, cette porte, en me faisant tout petit, jusqu'à ce qu'il me semblât entendre les propriétaires de tous ces .noms il y en avait quarante-cinq alors à l'école, me'dit M. Mell me mettre en quarantaine par acclamation unanime, et me crier chacun à' sa manière': « Attention il mord » CH. DiCKENS, David Copperfield. Traduit spécialement de l'anglais par M. Henri Veslot. 1. Le jioitior.