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l’amitié pour moi. Si je crois à la vôtre, c’est seulement pour autant qu’ayant confiance en vous et ayant reçu de vous l’assurance de cette amitié, ma raison me dit d’y croire. Mais pour mon imagination elle n’en est pas moins impossible.

Cette disposition de l’imagination me fait vouer une reconnaissance d’autant plus tendre à ceux qui accomplissent cette chose impossible. Car l’amitié est pour moi un bienfait incomparable, sans mesure, une source de vie, non métaphoriquement, mais littéralement. Car non seulement mon corps, mais mon âme elle-même empoisonnée tout entière par la souffrance étant inhabitable pour ma pensée, il faut qu’elle se transporte ailleurs. Elle ne peut habiter en Dieu que de courts espaces de temps. Elle habite souvent dans les choses. Mais il serait contre nature qu’une pensée humaine n’habitât jamais dans quelque chose d’humain. Ainsi littéralement l’amitié donne à ma pensée toute la part de sa vie qui ne lui vient pas de Dieu ou de la beauté du monde.

Vous pouvez par là concevoir quel bienfait vous m’avez accordé en m’accordant la vôtre.

Je vous dis ces choses parce que vous pouvez les comprendre, car il y a dans votre dernier livre une phrase où je me suis reconnue, sur l’erreur où sont vos amis quand ils croient que vous existez. C’est là une disposition de la sensibilité intelligible seulement à ceux pour qui l’existence elle-même est directement et continuellement sentie comme un mal. Pour ceux-là il est certes facile de faire ce que le Christ demande, se nier soi-même. Trop facile peut-être. C’est peut-