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Mais Achille, lui, pleurait son père, et par moments aussi
Patrocle ; leurs sanglots emplissaient la demeure.


Ce n’est pas par insensibilité qu’Achille a d’un geste poussé à terre le vieillard collé contre ses genoux ; les paroles de Priam évoquant son vieux père l’ont ému jusqu’aux larmes. Tout simplement il se trouve être aussi libre dans ses attitudes, dans ses mouvements, que si au lieu d’un suppliant c’était un objet inerte qui touchait ses genoux. Les êtres humains autour de nous ont par leur seule présence un pouvoir, et qui n’appartient qu’à eux, d’arrêter, de réprimer, de modifier chacun des mouvements que notre corps esquisse ; un passant ne détourne pas notre marche sur une route de la même manière qu’un écriteau, on ne se lève pas, on ne marche pas, on ne se rassied pas dans sa chambre quand on est seul de la même manière que lorsqu’on a un visiteur. Mais cette influence indéfinissable de la présence humaine n’est pas exercée par les hommes qu’un mouvement d’impatience peut priver de la vie avant même qu’une pensée ait eu le temps de les condamner à mort. Devant eux les autres se meuvent comme s’ils n’étaient pas là ; et eux à leur tour, dans le danger où ils se trouvent d’être en un instant réduits à rien, ils imitent le néant. Poussés ils tombent, tombés demeurent à terre, aussi longtemps que le hasard ne fait pas passer dans l’esprit de quelqu’un la pensée de les relever. Mais qu’enfin relevés, honorés de paroles cordiales, ils ne s’avisent pas de prendre au sérieux cette résurrection, d’oser exprimer un désir ; une voix irritée les ramènerait aussitôt au silence :


Il dit, et le vieillard trembla et obéit.


Du moins les suppliants, une fois exaucés, redeviennent-ils des hommes comme les autres. Mais il est des êtres plus malheureux qui, sans mourir, sont devenus des choses pour toute leur vie. Il n’y a dans leurs journées aucun jeu, aucun vide, aucun champ