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LE DÉRACINEMENT PAYSAN

Le problème du déracinement paysan n’est pas moins grave que celui du déracinement ouvrier. Quoique la maladie soit moins avancée, elle a quelque chose d’encore plus scandaleux ; car il est contre nature que la terre soit cultivée par des êtres déracinés. Il faut accorder la même attention aux deux problèmes.

Au reste il ne faut jamais donner une marque publique d’attention aux ouvriers sans en donner une autre symétrique aux paysans. Car ils sont très ombrageux, très sensibles, et toujours tourmentés par la pensée qu’on les oublie. Il est certain que parmi les souffrances actuelles ils trouvent un réconfort dans l’assurance qu’on pense à eux. Il faut avouer qu’on pense beaucoup plus à eux quand on a faim que quand on mange à discrétion ; et cela même parmi les gens qui avaient cru placer leur pensée sur un plan très au-dessus de tous les besoins physiques.

Les ouvriers ont une tendance qu’il ne faut pas encourager à croire, quand on parle du peuple, qu’il doit s’agir uniquement d’eux. Il n’y a absolument aucun motif légitime pour cela ; à moins de compter comme tel le fait qu’ils font plus de bruit que les paysans. Ils sont arrivés à persuader sur ce point les intellectuels qui ont une inclination vers le peuple. Il en est résulté, chez les paysans, une sorte de haine pour ce qu’on nomme en politique la gauche — excepté là où ils sont tombés sous l’influence communiste, et là où l’anticléricalisme est la passion principale ; et sans doute encore dans quelques autres cas.

La division entre paysans et ouvriers, en France, date de loin. Il y a une complainte de la fin du xive siècle où les paysans énumèrent, avec un accent déchirant, les cruautés que leur font subir toutes les classes de la société, y compris les artisans.

Dans l’histoire des mouvements populaires en France, il n’est guère arrivé, sauf erreur, que paysans et ouvriers se soient trouvés ensemble. Même en 1789, il s’agissait peut-être davantage d’une coïncidence que d’autre chose.