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L’esprit de vérité, étant absent des mobiles de la science, ne peut pas être présent dans la science. Si l’on comptait le trouver en revanche à un degré élevé dans la philosophie et les lettres, on serait déçu.

Y a-t-il beaucoup de livres ou d’articles qui donnent l’impression que l’auteur, d’abord avant de commencer à écrire, puis avant de livrer la copie à l’impression, s’est demandé avec une réelle anxiété : « Est-ce que je suis dans la vérité ? » Y a-t-il beaucoup de lecteurs qui, avant d’ouvrir un livre, se demandent avec une réelle anxiété : « Est-ce que je vais trouver là de la vérité ? » Si l’on proposait à tous ceux qui ont pour profession de penser, prêtres, pasteurs, philosophes, écrivains, savants, professeurs de toute espèce, le choix, à partir de l’instant présent, entre deux destinées : ou sombrer immédiatement et définitivement dans l’idiotie, au sens littéral, avec toutes les humiliations qu’un tel effondrement entraîne, et en gardant seulement assez de lucidité pour en éprouver toute l’amertume ; ou un développement soudain et prodigieux des facultés intellectuelles, qui leur assure une célébrité mondiale immédiate et la gloire après leur mort pendant des millénaires, mais avec cet inconvénient que leur pensée séjournerait toujours un peu en dehors de la vérité ; peut-on croire que beaucoup d’entre eux éprouveraient pour un tel choix même une légère hésitation ?

L’esprit de vérité est aujourd’hui presque absent et de la religion et de la science et de toute la pensée. Les maux atroces au milieu desquels nous nous débattons, sans parvenir même à en éprouver tout le tragique, viennent entièrement de là. « Cet esprit de mensonge et d’erreur, — De la chute des rois funeste avant-coureur », dont parlait Racine, n’est plus aujourd’hui le monopole des souverains. Il s’étend à toutes les classes de la population ; il saisit des nations entières et les met dans la frénésie.

Le remède est de faire redescendre l’esprit de vérité parmi nous ; et d’abord dans la religion et la science ; ce qui implique qu’elles se réconcilient.

L’esprit de vérité peut résider dans la science à la condition que le mobile du savant soit l’amour de l’objet qui est la matière de son étude. Cet objet, c’est l’univers dans lequel nous vivons.