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inférieurs tiennent une très grande place dans l’effort quotidien de tous les autres.

Aujourd’hui la facilité des communications à travers le monde en temps de paix et une spécialisation poussée à l’extrême ont pour effet que les savants de chaque spécialité, qui constituent les uns pour les autres l’unique public, forment l’équivalent d’un village. Les cancans y circulent continuellement ; chacun connaît chaque autre, a pour chaque autre de la sympathie ou de l’antipathie. Les générations et les nationalités s’y heurtent ; la vie privée, la politique, les rivalités de carrière y tiennent une grande place. Dès lors l’opinion collective de ce village est viciée par nécessité ; or elle constitue l’unique contrôle du savant, car ni les profanes, ni les savants des autres spécialités ne prennent aucune connaissance de ses travaux. La force des stimulants sociaux soumet la pensée du savant à cette opinion collective ; il cherche à lui plaire. Ce qu’elle consent à admettre est admis dans la science ; ce qu’elle n’admet pas en est exclu. Il n’existe aucun juge désintéressé, puisque chaque spécialiste, du fait même qu’il est spécialiste, est un juge intéressé.

On dira que la fécondité d’une théorie est un critère objectif. Mais ce critère joue seulement parmi celles qui sont admises. Une théorie refusée par l’opinion collective du village des savants est forcément stérile, parce qu’on ne cherche pas à en tirer des développements. C’est surtout le cas pour la physique, où les moyens mêmes de recherche et de contrôle sont un monopole aux mains d’un milieu très fermé. Si les gens ne s’étaient pas engoués pour la théorie des quanta quand Planck la lança pour la première fois, et cela quoiqu’elle fût absurde — ou peut-être parce qu’elle l’était, car on était fatigué de la raison —, on n’aurait jamais su qu’elle était féconde. Au moment où l’on s’est engoué d’elle, on ne possédait aucune donnée permettant de prévoir qu’elle le serait. Ainsi il y a un processus darwinien dans la science. Les théories poussent comme au hasard, et il y a survivance des plus aptes. Une telle science peut être une forme de l’élan vital, mais non pas une forme de la recherche de la vérité.

Le grand public même ne peut pas ignorer, et n’ignore pas, que la science, comme tout produit d’une opinion collective, est