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qu’il revienne dans son personnage privé, il perd jusqu’au souvenir des vertus dont il admet, d’une manière plus ou moins vague et abstraite, l’obligation pour lui-même. Quand il s’agit de soi-même, et même de sa famille, il est plus ou moins admis qu’il ne faut pas trop se vanter soi-même, qu’il faut se défier de ses jugements lorsqu’on est à la fois juge et partie, qu’il faut se demander si les autres n’ont pas au moins partiellement raison contre soi-même, qu’il ne faut pas trop se mettre en avant, qu’il ne faut pas penser uniquement à soi-même ; bref qu’il faut mettre des bornes à l’égoïsme et à l’orgueil. Mais en matière d’égoïsme national, d’orgueil national, non seulement il y a une licence illimitée, mais le plus haut degré possible est imposé par quelque chose qui ressemble à une obligation. Les égards envers autrui, l’aveu des torts propres, la modestie, la limitation volontaire des désirs, deviennent dans ce domaine des crimes, des sacrilèges. Parmi plusieurs paroles sublimes que le Livre des Morts égyptien met dans la bouche du juste après la mort, la plus touchante peut-être est celle-ci : « Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. » Mais sur le plan international, chacun regarde comme un devoir sacré de se rendre sourd à des paroles justes et vraies, si elles sont contraires à l’intérêt de la France. Ou bien admet-on que des paroles contraires à l’intérêt de la France ne peuvent jamais être justes et vraies ? Cela reviendrait exactement au même.

Il y a des fautes de goût que la bonne éducation, à défaut de la morale, empêche de commettre dans la vie privée, et qui semblent absolument naturelles sur le plan national. Même les plus odieuses des dames patronnesses hésiteraient à rassembler leurs protégés pour leur exposer dans un discours la grandeur des bienfaits accordés et de la reconnaissance due en échange. Mais un gouverneur français d’Indochine n’hésite pas, au nom de la France, à tenir ce langage, même immédiatement après les actes de répression les plus atroces ou les famines les plus scandaleuses ; et il attend, il impose des réponses qui lui fassent écho.

C’est une coutume héritée des Romains. Ils ne commettaient jamais de cruautés, ils n’accordaient jamais de faveur, sans vanter dans les deux cas leur générosité et leur clémence. On