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POËME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE.

Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître[1].
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;
Mais le plaisir s’envole, et passe comme une ombre ;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre.
Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ;
Le présent est affreux, s’il n’est point d’avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m’élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois[2] :
D’autres temps, d’autres mœurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux, et l’ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l’espérance[3].

  1. On trouve difficilement une personne qui voulût recommencer la même carrière qu’elle a courue, et repasser par les mêmes événements. (Note de Voltaire, 1756.)
  2. Voltaire désigne sa pièce du Mondain.
  3. La plupart des hommes ont eu cette espérance, avant même qu’ils eussent le secours de la révélation. L’espoir d’être après la mort est fondé sur l’amour de l’être pendant la vie ; il est fondé sur la probabilité que ce qui pense pensera. On n’en a point de démonstration, parce qu’une chose démontrée est une chose dont le contraire est une contradiction, et parce qu’il n’y a jamais eu de disputes sur les vérités démontrées. Lucrèce, pour détruire cette espérance, apporte, dans son troisième livre, des arguments dont la force afflige ; mais il n’oppose que des vraisemblances à des vraisemblances plus fortes. Plusieurs Romains pensaient comme Lucrèce ; et on chantait sur le théâtre de Rome : Post mortem nihil est, « il n’est rien après la mort. » Mais l’instinct, la raison, le besoin d’être consolé, le bien de la société, prévalurent, et les hommes ont toujours eu l’espérance d’une vie à venir ; espérance, à la vérité, souvent accompagnée de doute. La révélation détruit le doute, et met la certitude à la place : mais qu’il est affreux d’avoir encore à disputer tous les jours sur la révélation ; de voir la société chrétienne insociable, divisée en cent sectes sur la révélation ; de se calomnier, de se persécuter, de se détruire pour la révélation ; de faire des Saint-Barthélemy pour la révélation ;