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Se rappelait les destins de sa vie.
De tant d’exploits son jeune cœur flatté
A saint Denys n’en donna pas la gloire ;
Elle conçut un grain de vanité.
Denys, fâché, comme on peut bien le croire,
Pour la punir, laissa quelques moments
Sa protégée au pouvoir de ses sens.
Denys voulut que sa Jeanne qu’il aime
Connût enfin ce qu’on est par soi-même,
Et qu’une femme, en toute occasion,
Pour se conduire à besoin d’un patron.
Elle fut prête à devenir la proie[1]
D’un piège affreux que tendit le démon :
On va bien loin sitôt qu’on se fourvoie.



Le tentateur, qui ne néglige rien,
Prenait son temps ; il le prend toujours bien.
Il est partout : il entra par adresse
Au corps de l’âne, il forma son esprit,
Valeur des sons à sa langue il apprit,
De sa voix rauque adoucit la rudesse,
Et l’instruisit aux finesses de l’art
Approfondi par Ovide et Bernard[2].



L’âne éclairé surmonta toute honte ;
De l’écurie adroitement il monte
Au pied du lit où, dans un doux repos,
Jeanne en son cœur repassait ses travaux ;
Puis doucement s’accroupissant près d’elle,
Il la loua d’effacer les héros,
D’être invincible, et surtout d’être belle.
Ainsi jadis le serpent séducteur,
Quand il voulut subjuguer notre mère,

  1. M. Louis du Bois a remarqué avec raison qu'aujourd'hui l'on dirait près de, ce qui d'ailleurs offrirait un sons plus honnête ; mais l'usage contraire était établi du temps de Voltaire. Il dit même positivement (Commentaire sur Corneille, les Horaces, act. I, sc. i, v. 3) que « près de veut un substantif ». L'inconvcnient qu'offre le vers, objet de cette note, de laisser planer quelque doute sur la pureté des désirs de Jeanne, était moins grave sans doute à ses yeux que le rapprochement cacophonique des deux syllabes de: « près de devenir ». (R.)
  2. Bernard, auteur de l'opéra de Castor et Pollux, et de quelques pièces fugitives, a fait un Art d'aimer comme Ovide, mais cet ouvrage n’est pas encore
    imprimé. (Note de Voltaire, 1773.) — Le poëme de l’Art d'aimer, qui était encore inédit lorsque Voltaire écrivait cette note, fut publié en 1775, avcc quelques autres poésies du même auteur. (R )