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Est cependant au trouble abandonnée ;
On court en vain dans les champs, dans les bois.
Ainsi jadis on vit le bon Phinée,
Prince de Thrace, et le pieux Énée[1],
Tout effarés et de frayeur pantois,
Quand à leur nez les gloutonnes harpies,
Juste à midi de leurs antres sorties,
Vinrent manger le dîner de ces rois.
Agnès timide, et Dorothée en larmes,
Ne savent plus comment couvrir leurs charmes ;
Le bon Bonneau, fidèle trésorier,
Les faisait rire à force de crier.
" Ah ! disait-il, jamais pareille perte
Dans nos combats ne fut par nous soufferte.
Ah ! j’en mourrai ; les fripons m’ont tout pris.
Le roi mon maître est trop bon, quand j’y pense ;
Voilà le prix de son trop d’indulgence,.
Et ce qu’on gagne avec les beaux esprits. "
La douce Agnès, Agnès compatissante,
Toujours accorte et toujours bien disante,
Lui répliqua : " Mon cher et gros Bonneau,
Pour Dieu, gardez qu’une telle aventure
Ne vous inspire un dégoût tout nouveau
Pour les auteurs et la littérature.
Car j’ai connu de très-bons écrivains,
Ayant le cœur aussi pur que les mains,
Sans le voler aimant le roi leur maître,
Faisant du bien sans chercher à paraître,
Parlant en prose, en vers mélodieux,
De la vertu, mais la pratiquant mieux ;

  1. Les harpies Céléno, Ocypète, et Aello, filles de Neptune et de la Terre, venaient manger tous les mets qu'on servait sur la table du roi de Thrace Phinée, et infectaient toute la maison. Zétès et Calais, fils de Borée, chassèrent ces harpies jusque vers les îles Strophades, près de la Grèce. Elles traitèrent Énée comme Phinée; mais Virgile eu fait des prophétesses : voilà de plaisantes créatures pour être inspirées de Dieu !
    Virginei volucrum vultus, Iredissima ventris
    Proluvies, uncæque manus, et pallida semper
    Ora famé.

    Elles se plaignent à Énée de ce qu'il veut leur faire la guerre pour quelques morceaux de bœuf, et lui prédisent que pour sa peine il sera contraint un jour de manger ses assiettes en Italie. Les amateurs des anciens disent que cette fiction est fort belle. (Note de Voltaire, 1764.) — Voyez Æneid., III, 316-318.