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Le large tronc, de son chef détaché,
Rougit le front de la noble héroïne
Par trente jets de liqueur purpurine.
Notre amazone alors saute du lit,
Portant en main cette tête sanglante,
Et va trouver sa compagne tremblante,
Qui dans ses bras tombe et s’évanouit,
Puis reprenant ses sens et son esprit :
" Ah ! juste Dieu ! quelle femme vous êtes !
Quelle action ! quel coup, et quel danger !
Où fuirons-nous ? si sur ces entrefaites
Quelqu’un s’éveille, on va nous égorger.
— Parlez plus bas, répliqua Rosamore ;
Ma mission n’est pas finie encore ;
Prenez courage, et marchez avec moi. "
L’autre reprit courage avec effroi.



Leurs deux amants, errant toujours loin d’elles,
Couraient partout sans avoir rien trouvé.
A Gêne enfin l’un et l’autre arrivé,
Ayant par terre en vain cherché leurs belles,
S’en vont par mer, à la merci des flots,
Des deux objets qui troublent leur repos
Aux quatre vents demander des nouvelles.
Ces quatre vents les portent tour à tour,
Tantôt au bord de cet heureux séjour
Où des chrétiens le père apostolique
Tient humblement les clefs du paradis ;
Tantôt au fond du golfe Adriatique,
Où le vieux doge est l’époux de Téthys[1] ;
Puis devers Naple, au rivage fertile,
Où Sannazar est trop près de Virgile[2],
Ces dieux mutins, prompts, ailés, et joufflus,
Qui ne sont plus les enfants d’Orithye,
Sur le dos bleu des flots qu’ils ont émus,
Les font voguer à ces gouffres connus,

  1. On sait que le doge de Venise épouse la mer. (Note de Voltaire, 1762). — Voltaire avait, ainsi qu'un grand nombre d'autres poètes, confondu Téthys, épouse de l'Océan, avec Thétis, mère d'Achille. Cette inexactitude a été relevée dans l'excellente édition des Œuvres complètes de Berlin, donnée en 1824 par M. Boissonade. (B.)
  2. Sannazar, poëte médiocre, enterré près de Virgile, mais dans un plus beau tombeau, (Id., 1762.)