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LE TEMPLE DU GOUT. 567

me répondit que c'était pour avoir fait d'assez bons vers latins, quoiqu'il fût métapliysicien et géomètre, et que la Critique le souffrait eu cette place pour tâcher d'adoucir, par cet exemple, l'esprit dur de la plupart de ses confrères.

Cependant la Critique, se tournant vers l'auteur des Momlcx, lui dit : «Je ne vous reprocherai pas certains ouvrages de votre jeunesse, comme font ces cyniques jaloux; mais je suis la Cri- tique, vous êtes chez le dieu du Goût, et voici ce que je vous dis de la part de ce dieu, du public, et de la mienne; car nous sommes à la longue toujours tous trois d'accord :

Votre muse sai,'e et riante Devrait aimer un peu moins l'art : Ne la gâtez point par le fard ; Sa couleur est assez brillante. »

A l'égard de Lucrèce, il rougit d'abord en voyant le cardinal son ennemi; mais à peine l'eut-il entendu parler, qu'il l'aima; il courut à lui, et lui dit en très-beaux vers latins ce que je tra- duis ici en assez mauvais vers français :

« Aveugle que j'étais! je crus voir la nature; Je marcliai dans !a nuit, conduit par Èpicure ; J'adorai comme un dieu ce mortel orgueilleux Qui fit la guerre au ciel^ et détrôna les dieux. L'âme ne me parut qu'une faible étincelle Que l'instant du trépas dissipe dans les airs. Tu m'as vaincu : je cède; et l'àme est immortelle, Aussi bien que ton nom, mes écrits, et tes vers. »

Le cardinal répondit à ce compliment très-flatteur dans la langue de Lucrèce. Tous les poètes latins qui étaient là le prirent pour un ancien Romain, à son air et à son style; mais les poètes français sont fort fâchés qu'on fasse des vers dans une langue qu'on ne parle plus, et disent que, puisque Lucrèce, né à l{ome, embellissait Épicure en latin, son adversaire, né à Paris, devait le combattre en français. Enfin, après beaucoup de ces retarde- ments agréables, nous arrivâmes jusqu'à l'autel et jusqu'au trône du dieu du Goût.

belles-lettres; il faisait même des vers français. Il a paru s'égarer en métaphysique ; mais il a cela de commun avec tous ceux qui ont voulu faire des systèmes. Au reste, il dut sa fortune à sa réputation. 11 jouissait de grosses pensions de l'empereur d'Allemagne, de celui de Moscovic, du roi d'Angleterre, et de plusieurs autres sou- verains. {Note de Voltaire, 1733.)

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