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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

a pu imaginer de plus mauvais goût ; quand on le regarde du côté des jardins, on voit un palais immense, dont les beautés peuvent racheter les défauts.

Lorsque j’étais à Londres, j’osai composer en anglais un petit Essai sur la poésie épique[1], dans lequel je pris la liberté de dire que nos bons juges français ne manqueraient pas de relever toutes les fautes dont je viens de parler. Ce que j’avais prévu est arrivé, et la plupart des critiques de ce pays-ci ont jugé, autant qu’on le peut faire sur une traduction, que le Paradis perdu est un ouvrage plus singulier que naturel, plus plein d’imagination que de grâces, et de hardiesse que de choix, dont le sujet est tout idéal, et qui semble n’être pas fait pour l’homme.


CONCLUSION.

Nous n’avions point de poëme épique en France, et je ne sais même si nous en avons aujourd’hui, La Henriade, à la vérité, a été imprimée souvent ; mais il y aurait trop de présomption à regarder ce poëme comme un ouvrage qui doit passer à la postérité, et effacer la honte qu’on a reprochée si longtemps à la France de n’avoir pu produire un poëme épique. C’est au temps seul à confirmer la réputation des grands ouvrages. Les artistes ne sont bien jugés que quand ils ne sont plus.

Il est honteux pour nous, à la vérité, que les étrangers se vantent d’avoir des poëmes épiques, et que nous, qui avons réussi en tant de genres, nous soyons forcés d’avouer, sur ce point, notre stérilité et notre faiblesse. L’Europe a cru les Français incapables de l’épopée ; mais il y a un peu d’injustice à juger la France sur les Chapelain, les Lemoyne, les Desmarets, les Cassaigne, et les Scudéri. Si un écrivain, célèbre d’ailleurs, avait échoué dans cette entreprise ; si un Corneille, un Despréaux, un Racine, avaient fait de mauvais poëmes épiques, on aurait raison de croire l’esprit français incapable de cet ouvrage : mais aucun de nos grands hommes n’a travaillé dans ce genre ; il n’y a eu que les plus faibles qui aient osé porter ce fardeau, et ils ont succombé.

  1. C’est en partie celui-ci même, qui, en plusieurs endroits, est une traduction littérale de l’ouvrage anglais. (Note de Voltaire, 1756.)