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MILTON.

vagant. Le merveilleux même doit être sage ; il faut qu’il conserve un air de vraisemblance, et qu’il soit traité avec goût. Les critiques les plus judicieux n’ont trouvé dans cet endroit ni goût, ni vraisemblance, ni raison : ils ont regardé comme une grande faute contre le goût la peine que prend Milton de peindre le caractère de Raphaël, de Michel, d’Abdiel, d’Uriel, de Moloch, de Nisroth, d’Astaroth, tous êtres imaginaires dont le lecteur ne peut se former aucune idée, et auxquels on ne peut prendre aucun intérêt, Homère, en parlant de ses dieux, les caractérisait par leurs attributs que l’on connaissait ; mais un lecteur chrétien a envie de rire quand on veut lui faire connaître à fond Nisroth, Moloch, et Abdiel. On a reproché à Homère de longues et inutiles harangues, et surtout les plaisanteries de ses héros : comment souffrir dans Milton les harangues et les railleries des anges et des diables pendant la bataille qui se donne dans le ciel ? Ces mêmes critiques ont jugé que Milton péchait contre le vraisemblable, d’avoir placé du canon dans l’armée de Satan, et d’avoir armé d’épées tous ces esprits, qui ne pouvaient se blesser ; car il arrive que, lorsque je ne sais quel ange a coupé en deux je ne sais quel diable, les deux parties du diable se réunissent dans le moment.

Ils ont trouvé que Milton choquait évidemment la raison par une contradiction inexcusable, lorsque Dieu le père envoie ses fidèles anges combattre, réduire, et punir les rebelles. « Allez, dit Dieu à Michel et à Gabriel ; poursuivez mes ennemis jusqu’aux extrémités du ciel ; précipitez-les, loin de Dieu et de leur bonheur, dans le Tartare, qui ouvre déjà son brûlant chaos pour les engloutir. » Comment se peut-il qu’après un ordre si positif la victoire reste indécise ? et pourquoi Dieu donne-t-il un ordre inutile ? Il parle, et n’est point obéi ; il veut vaincre, et on lui résiste : il manque à la fois de prévoyance et de pouvoir. Il ne devait point ordonner à ses anges de faire ce que son fils unique seul devait faire.

C’est ce grand nombre de fautes grossières qui fit sans doute dire à Dryden, dans sa préface sur l’Énéide, que Milton ne vaut guère mieux que notre Chapelain et notre Lemoyne ; mais aussi ce sont les beautés admirables de Milton qui ont fait dire à ce même Dryden que la nature l’avait formé de l’âme d’Homère et de celle de Virgile. Ce n’est pas la première fois qu’on a porté du même ouvrage des jugements contradictoires : quand on arrive à Versailles du côté de la cour, on voit un vilain petit bâtiment écrasé avec sept croisées de face, accompagné de tout ce que l’on