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LE TASSE.

cette cour, fut la source de cette humeur mélancolique qui le consuma vingt années, et qui fit passer pour fou un homme qui avait mis tant de raison dans ses ouvrages.

Quelques chants de son poëme avaient déjà paru sous le nom de Godefroi ; il le donna tout entier au public à l’âge de trente ans, sous le titre plus judicieux de la Jérusalem délivrée. Il pouvait dire alors comme un grand homme de l’antiquité : J’ai vécu assez pour le bonheur et pour la gloire. Le reste de sa vie ne fut plus qu’une chaîne de calamités et d’humiliations. Enveloppé dès l’âge de huit ans dans le bannissement de son père, sans patrie, sans biens, sans famille, persécuté par les ennemis que lui suscitaient ses talents, plaint, mais négligé par ceux qu’il appelait ses amis, il souffrit l’exil, la prison, la plus extrême pauvreté, la faim même ; et, ce qui devait ajouter un poids insupportable à tant de malheurs, la calomnie l’attaqua et l’opprima. Il s’enfuit de Ferrare, où le protecteur qu’il avait tant célébré l’avait fait mettre en prison. Il alla à pied, couvert de haillons, depuis Ferrare jusqu’à Sorrento, dans le royaume de Naples, trouver une sœur qu’il y avait, et dont il espérait quelques secours, mais dont probablement il n’en reçut point, puisqu’il fut obligé de retourner à pied à Ferrare, où il fut emprisonné encore. Le désespoir altéra sa constitution robuste, et le rejeta dans des maladies violentes et longues, qui lui ôtèrent quelquefois l’usage de la raison. Il prétendit un jour avoir été guéri par le secours de la sainte Vierge et de sainte Scolastique, qui lui apparurent dans un grand accès de fièvre. Le marquis Manso di Villa rapporte ce fait comme certain. Tout ce que la plupart des lecteurs en croiront, c’est que le Tasse avait la fièvre.

Sa gloire poétique, cette consolation imaginaire dans des malheurs réels, fut attaquée de tous côtés. Le nombre de ses ennemis éclipsa pour un temps sa réputation. Il fut presque regardé comme un mauvais poëte. Enfin, après vingt années, l’envie fut lasse de l’opprimer ; son mérite surmonta tout. On lui offrit des honneurs et de la fortune, mais ce ne fut que lorsque son esprit, fatigué d’une suite de malheurs si longue, était devenu insensible à tout ce qui pouvait le flatter. Il fut appelé à Rome par le pape Clément VII, qui, dans une congrégation de cardinaux, avait résolu de lui donner la couronne de laurier et les honneurs du triomphe ; cérémonie bizarre, qui paraît ridicule aujourd’hui, surtout en France, et qui était alors très-sérieuse et très-honorable en Italie. Le Tasse fut reçu à un mille de Rome par les deux cardinaux neveux, et par un grand nombre de prélats et d’hommes de toutes conditions. On le conduisit à l’audience du pape : « Je