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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

Le Camoëns tombe presque toujours dans de telles disparates. Je me souviens que Vasco, après avoir raconté ses aventures au roi de Mélinde, lui dit : « Ô roi, jugez si Ulysse et Énée ont voyagé aussi loin que moi, et couru autant de périls : » comme si un barbare Africain des côtes de Zanguebar savait son Homère et son Virgile. Mais de tous les défauts de ce poëme le plus grand est le peu de liaison qui règne dans toutes ses parties ; il ressemble au voyage dont il est le sujet. Les aventures se succèdent les unes aux autres, et le poëte n’a d’autre art que celui de bien conter les détails ; mais cet art seul, par le plaisir qu’il donne, tient quelquefois lieu de tous les autres. Tout cela prouve enfin que l’ouvrage est plein de grandes beautés, puisque depuis deux cents ans il fait les délices d’une nation spirituelle qui doit en connaître les fautes.


CHAPITRE VII.
LE TASSE.

Torquato Tasso commença sa Gerusalemme liberata dans le temps que la Lusiade du Camoëns commençait à paraître. Il entendait assez le portugais pour lire ce poëme et pour en être jaloux ; il disait que le Camoëns était le seul rival en Europe qu’il craignît. Cette crainte, si elle était sincère, était très-mal fondée ; le Tasse était autant au-dessus de Camoëns que le Portugais était supérieur à ses compatriotes. Le Tasse eût eu plus de raison d’avouer qu’il était jaloux de l’Arioste, par qui sa réputation fut si longtemps balancée, et qui lui est encore préféré par bien des Italiens. Il y aura même quelques lecteurs qui s’étonneront que l’on ne place point ici l’Arioste parmi les poëtes épiques[1]. Il est vrai

    autres. L’édition de 1738 porte : contre la coutume ; et c’est probablement cette faute d’impression qui aura décidé quelque éditeur, qui n’avait pas le texte, à supprimer le membre de phrase. (B.)

  1. Voltaire a changé d’opinion sur le compte de l’Arioste. « Arioste est mon dieu (écrivait-il à Mme du Deffant le 15 janvier 1761) : tous les poëmes m’ennuient, hors le sien. Je ne l’aimais pas assez dans ma jeunesse, je ne savais pas assez l’italien. Le Pentateuque et l’Arioste font aujourd’hui le charme de ma vie. » Dix ans