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VIRGILE.

Il est le seul de tous les poëtes épiques qui ait joui de sa réputation pendant sa vie. Les suffrages et l’amitié d’Auguste, de Mécène, de Tucca, de Pollion, d’Horace, de Gallus, ne servirent pas peu sans doute à diriger les jugements de ses contemporains, qui peut-être sans cela ne lui auraient pas rendu sitôt justice. Quoi qu’il en soit, telle était la vénération qu’on avait pour lui à Rome, qu’un jour, comme il vint paraître au théâtre après qu’on y eut récité quelques-uns de ses vers, tout le peuple se leva avec des acclamations, honneur qu’on ne rendait alors qu’à l’empereur. Il était né d’un caractère doux, modeste, et même timide ; il se dérobait très-souvent, en rougissant, à la multitude qui accourait pour le voir. Il était embarrassé de sa gloire ; ses mœurs étaient simples ; il négligeait sa personne et ses habillements ; mais cette négligence était aimable ; il faisait les délices de ses amis par cette simplicité qui s’accorde si bien avec le génie, et qui semble être donnée aux véritables grands hommes pour adoucir l’envie.

Comme les talents sont bornés, et qu’il arrive rarement qu’on touche aux deux extrémités à la fois, il n’était plus le même, dit-on, lorsqu’il écrivait en prose. Sénèque le philosophe nous apprend que Virgile n’avait pas mieux réussi en prose que Cicéron ne passait pour avoir réussi en vers[1]. Cependant il nous reste de très-beaux vers de Cicéron[2]. Pourquoi Virgile n’aurait-il pu descendre à la prose, puisque Cicéron s’éleva quelquefois à la poésie ?

Horace et lui furent comblés de biens par Auguste. Cet heureux tyran savait bien qu’un jour sa réputation dépendrait d’eux : aussi est-il arrivé que l’idée que ces deux grands écrivains nous ont donnée d’Auguste a effacé l’horreur de ses proscriptions ; ils nous font aimer sa mémoire ; ils ont fait, si j’ose le dire, illusion à toute la terre. Virgile mourut assez riche pour laisser des sommes considérables à Tucca, à Varius, à Mécénas, et à l’empereur même. On sait qu’il ordonna par son testament que l’on brûlât son Énéide, dont il n’était point satisfait ; mais on se donna bien de garde d’obéir à sa dernière volonté. Nous avons encore les vers qu’Auguste composa au sujet de cet ordre que Virgile avait donné en mourant ; ils sont beaux, et semblent partir du cœur :

Ergone supremis potuit vox improba verbis
Tam dirum mandare nefas ? ergo ibit in ignes,
Magnaque doctiloqui morietur musa Maronis ? etc.

  1. Voici les paroles de M. A. Sénèque (Controverses, livre Ier) : « Virgilium illa felicitas ingenii in oratione soluta reliquit : Ciceronem eloquentia sua incarminibus destituit. » (B.)
  2. Voyez la traduction de quelques-uns par Voltaire, t. IV du Théâtre, p. 206-207.