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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

Qu’on examine tous les autres arts, il n’y en a aucun qui ne reçoive des tours particuliers du génie différent des nations qui les cultivent.

Quelle sera donc l’idée que nous devons nous forme de la poésie épique ? Le mot épique vient du grec έπος, qui signifie discours : l’usage a attaché ce nom particulièrement à des récits en vers d’aventures héroïques ; comme le mot d’Oratio chez les Romains, qui signifiait aussi discours, ne servit dans la suite que pour les discours d’appareil ; et comme le titre d’imperator, qui appartenait aux généraux d’armée, fut ensuite conféré aux seuls souverains de Rome.

Le poëme épique, regardé en lui-même, est donc un récit en vers d’aventures héroïques. Que l’action soit simple ou complexe ; qu’elle s’achève dans un mois ou dans une année, ou qu’elle dure plus longtemps ; que la scène soit fixée dans un seul endroit, comme dans l’Iliade ; que le héros voyage de mers en mers, comme dans l’odyssèe ; qu’il soit heureux ou infortuné, furieux comme Achille, ou pieux comme Énée ; qu’il y ait un principal personnage ou plusieurs : que l’action se passe sur la terre ou sur la mer ; sur le rivage d’Afrique, comme dans la Lusiada[1] ; dans l’Amérique, comme dans l’Araucana[2] ; dans le ciel, dans l’enfer, hors des limites de notre monde, comme dans le Paradis de Milton ; il n’importe : le poëme sera toujours un poëme épique, un poëme héroïque, à moins qu’on ne lui trouve un nouveau titre proportionné à son mérite. Si vous vous faites scrupule, disait le célèbre M. Addison, de donner le titre de poëme épique au Paradis perdu de Milton, appelez-le, si vous voulez, un poëme divin, donnez-lui tel nom qu’il vous plaira, pourvu que vous confessiez que c’est un ouvrage aussi admirable en son genre que l’Iliade.

Ne disputons jamais sur les noms. Irai-je refuser le nom de comédies aux pièces de M. Congrève ou à celles de Calderon, parce qu’elles ne sont pas dans nos mœurs ? La carrière des arts a plus d’étendue qu’on ne pense. Un homme qui n’a lu que les auteurs classiques méprise tout ce qui est écrit dans les langues vivantes : et celui qui ne sait que la langue de son pays est comme ceux qui, n’étant jamais sortis de la cour de France, prétendent que le reste du monde est peu de chose, et que qui a vu Versailles a tout vu.

Mais le point de la question et de la difficulté est de savoir

  1. Voyez ci-après, chapitre vi.
  2. Voyez chapitre viii.