Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/321

Cette page a été validée par deux contributeurs.
303
AVERTISSEMENT.

encore passé que dix-huit mois en Angleterre, j’ose écrire dans une langue que je prononce fort mal, et que j’entends à peine dans la conversation. Il me semble que je fais à présent ce que j’ai fait autrefois au collége lorsque j’écrivais en latin et en grec ; car il est certain que nous prononçons l’un et l’autre d’une manière pitoyable, et que nous serions hors d’état d’entendre ces deux langues si ceux qui les parlent suivaient la vraie prononciation des Romains et des Grecs. Au reste, je regarde la langue anglaise comme une langue savante qui mérite que les Français l’étudient avec la même application que les Anglais apprennent la langue française.

« Pour moi, j’ai étudié celle des Anglais par une espèce de devoir. Je me suis engagé de donner une relation de mon séjour en Angleterre[1], et je n’ai pas envie d’imiter Sorbières, qui, n’ayant passé que trois mois en ce pays, sans y rien connaître ni des mœurs ni du langage, s’est avisé d’en publier une relation qui n’est autre chose qu’une satire plate et misérable contre une nation qu’il ne connaissait point.

La plupart de nos voyageurs européans parlent mal de leurs voisins, tandis qu’ils prodiguent la louange aux Persans et aux Chinois. C’est que nous aimons naturellement à rabaisser ceux qu’on peut mettre aisément en parallèle avec nous, et à élever au contraire ceux que l’éloignement met à couvert de notre jalousie.

Cependant une relation de voyage est faite pour instruire les hommes, et non pour favoriser leur malignité. Il me semble que, dans cette sorte d’ouvrage, on devrait principalement s’étudier à faire mention de toutes les choses utiles et de tous les grands hommes du pays dont on parle, afin de les faire connaître utilement à ses compatriotes. Un voyageur qui écrit dans cette vue est un noble négociant qui transporte dans sa patrie les talents et les vertus des autres nations.

Que d’autres décrivent exactement l’église de Saint-Paul, Westminster, etc. ; je considère l’Angleterre par d’autres endroits : je la regarde comme le pays qui a produit un Newton, un Locke, un Tillotson, un Milton, un Boyle, et plusieurs autres hommes rares, morts ou vivants encore, dont la gloire dans la profession des armes, dans la politique, ou dans les lettres, mérite de s’étendre au delà des bornes de cette île.

« Pour ce qui est de cet Essai sur la poésie épique[2], c’est un discours que je publie comme une espèce d’introduction à mon Henriade, qui paraîtra incessamment. »

Cet Avertissement est réimprimé avec la traduction de l’Essai, par Desfontaines, à la suite de la Henriade, dans le tome Ier des Œuvres de Voltaire, 1732, in-8o. La note que je rapporte dans la note 2 ci-dessous est supprimée, et remplacée par celle-ci : « Elle (la Henriade) précède cet Essai dans cette édition. »

  1. Ce fut le sujet des Lettres philosophiques.
  2. On lit en note, dans l’édition de 1728 de cet Avertissement : « M. de Voltaire n’a point mis cet Essai à la tête de l’édition de son poëme, qui est imprimé à Londres, in-4o, et qui paraît depuis quelques mois. »