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tague, osliinal)lo ciloyoïine do Londres, (jui montre pour sa patrie une passion si pardonnable. Elle préfère Shakespeare aux auteurs d’Ijihigèiuc el d’Atlidlir, de Polyeuclc et de Cinna. Elle a fait un livre entier ’ ])oui- lui assurer cette supériorité ; et ce livre est écrit avec la sorte (rentliousiasmc que la nation anglaise retrouve dans quelques beaux morceaux de Shakespeare, échappés à la grossièreté de son siècle. Elle met Shakespeare au-dessus de tout, en fa^eur de ces morceaux qui sont en effet naturels et énergiques, quoique défigurés presque toujours par une familiarité basse. Mais est-il permis de préférer deux vers d’Ennius à tout Virgile, ou de Lycophron à tout Homère ?

On a représenté, messieurs, les chefs-d’œuvre de la France devant toutes les cours, et dans les académies d’Italie. On les joue depuis les rivages de la mer Glaciale jusqu’à la mer qui sépare l’Europe de rAfri([ue. Qu’on fasse le même honneur à une seule pièce de Shakespeare, et alors nous pourrons disputer.

Qu’un Chinois vienne nous diref : « Nos tragédies composées sous la dynastie des Yven font encore nos délices après cinq cents années. Aous avons sur le théâtre des scènes en prose, d’autres en vers rimes, d’autres en vers non rimes. Les discours de politique et les grands sentiments y sont interrompus par des chansons, comme dans votre Athalie. Nous avons de plus des sorciers qui descendent des airs sur un manche à balai, des vendeurs d’orviétan, et des gilles, qui, au milieu d’un entretien sérieux, viennent faire leurs grimaces, de peur que vous ne preniez à la pièce un intérêt trop tendre qui pourrait vous attrister. Nous faisons paraître des savetiers avec des mandarins, et des fossoyeurs avec des princes, pour rappeler aux hommes leur égalité primitive. Nos tragédies n’ont ni exposition, ni nœud, ni dénomment. Une de nos pièces dure cinq cents années, et un paysan qui est né au premier acte est pendu au dernier. Tous nos princes parlent en crocheteurs, et nos crocheteurs quelquefois en princes. Nos reines y prononcent des mots de turpitude qui n’é- chopperaient pas à des revendeuses entre les bras des derniers hommes, etc., etc. »

Je leur dirais : ]\Iessieurs, jouez ces pièces à Nankin, mais ne vous avisez pas de les représenter aujourd’hui à Paris ou à Florence, quoiqu’on nous en donne quelquefois à Paris qui ont un plus grand défaut, celui d’être froides.

1. Apologie de Shakespeare, en réponse à la critique de M. de Voltaire : traduite de l’anglais de M"« de Montagne ; Paris, 1777, in-S". (B.)