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ÉPITRE À LA DUCHESSE DU MAINE. 87

applaudi chez le peuple le plus judicieux et le plus sensible de la terre : Toilà ce que j’ai vu senti par tous les bons juges de notre nation. Rien n’est en efTet plus dans la nature qu’une femme criminelle envers son époux, et qui se laisse attendrir par ses enfants, qui reçoit la pitié dans son cœur altier et farouche, qui s’irrite, qui reprend la dureté de son caractère quand on lui fait des reproches trop violents, et qui s’apaise ensuite par les soumissions et par les larmes : le germe de ce personnage était dans Sophocle et dans Euripide, et je l’ai développé. Il n’appartient qu’à l’ignorance et à la présomption, qui en est la suite, de dire qu’il n’y a rien à imiter dans les anciens ; il n’y a point de beautés dont on ne trouve chez eux les semences.

Je me suis imposé surtout la loi de ne pas m’écarter de cette simplicité, tant recommandée par les Grecs, et si difficile à saisir : c’était là le vrai caractère de l’invention et du génie ; c’était l’essence du théâtre. Ln personnage étranger, qui dans l’Œdipe ou dans Electre ferait un grand rôle, qui détournerait sur lui l’attention, serait un monstre aux yeux de quiconque connaît les anciens et la nature, dont ils ont été les premiers peintres. L’art et le génie consistent à trouver tout dans son sujet, et non pas à chercher hors de son sujet. Mais comment imiter cette pompe et cette magnificence vraiment tragique des vers de Sophocle, cette élégance, cette pureté, ce naturel, sans quoi un ouvrage (bien fait d’ailleurs) serait un mauvais ouvrage ?

J’ai donné au moins à ma nation quelque idée d’une tragédie sans amour, sans confidents, sans épisodes : le petit nombre des partisans du bon goût m’en sait gré ; les autres ne reviennent qu’à la longue, quand la fureur de parti, l’injustice de la persécution, et les ténèbres de l’ignorance, sont dissipées. C’est à vous, madame, à conserver les étincelles qui restent encore parmi nous de cette lumière précieuse que les anciens nous ont transmise. Nous leur devons tout ; aucun art n’est né parmi nous, tout y a été transplanté : mais la terre qui porte ces fruits étrangers s’épuise et se lasse ; et l’ancienne barbarie, aidée de la frivolité, percerait encore quelquefois malgré la culture ; les disciples d’Athènes et de Rome deviendraient des Gotlis et des Vandales, amollis par les mœurs des Sybarites, sans cette protection éclairée et attentive des personnes de votre rang. Quand la nature leur a donné ou du génie, ou l’amour du génie, elles encouragent notre nation, qui est plus faite pour imiter que pour inventer, et qui cherche toujours dans le sang de ses maîtres les leçons et les exemples dont elle a besoin. Tout ce que je désire, madame, c’est

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