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ans, quand Saül fut élu roi, nous n’avions pas de quoi acheter des armes ; il n’y avait que deux sabres dans tout l’État, encore étaient-ils tout rouillés[1] ; les Philistins, dont nous avons presque tous été les esclaves, ne nous laissèrent pas dans nos chaumières seulement un morceau de fer pour raccommoder nos charrues : aussi nos charrues nous sont-elles fort inutiles dans un mauvais pays pierreux, hérissé de montagnes pelées, où il n’y a que quelques oliviers avec un peu de raisin : nous n’avions pris au roi Agag que des bœufs, des chèvres et des moutons, parce que c’était là tout ce qu’il avait ; je ne crois pas que nous puissions trouver dix écus dans toute la Judée ; il y a quelques usuriers qui rognent les espèces[2] à Tyr et à Damas ; mais ils se feraient empaler plutôt que de vous prêter un denier.

DAVID.

S’est-on emparé du petit village de Salem, et de son château ?

JOAB.

Oui, milord.

ABIÉZER.

J’en suis fâché, cette violence peut décrier notre nouveau gouvernement. Salem appartient de tout temps aux Jébuséens, avec qui nous ne sommes point en guerre ; c’est un lieu saint, car Melchisédech était autrefois roi de ce village.

DAVID.

Il n’y a point de Melchisédech qui tienne : j’en ferai une bonne forteresse ; je l’appellerai Hérus-Chalaïm ; ce sera le lieu de ma résidence ; nos enfants seront multipliés comme le sable de la mer, et nous régnerons sur le monde entier.

JOAB.

Eh ! seigneur, vous n’y pensez pas ! Cet endroit est une espèce de désert, où il n’y a que des cailloux à deux lieues à la ronde. On y manque d’eau ; il n’y a qu’un petit malheureux torrent de Cédron qui est à sec six mois de l’année : que n’allons-nous plutôt sur les grands chemins de Tyr, vers Damas, vers Babylone ? Il y aurait là de beaux coups à faire.

DAVID.

Oui, mais tous les peuples de ce pays-là sont puissants ; nous risquerions de nous faire pendre : enfin le Seigneur m’a donné Hérus-Chalaïm ; j’y demeurerai, et j’y louerai le Seigneur.

  1. Rois, I, chap. Xiii, versets 19, 20, 21.
  2. Dans les Dernières Paroles d’Épictècte, Voltaire répéta cette accusation dont il demanda pardon en 1771. (B.)