Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/506

Cette page n’a pas encore été corrigée

496 ÉPITRE DÉDICATOIRE.

Les cabales sont affreuses, je le sais ; la littc’ratiire en sera toujours troublée, ainsi que tous les autres états de la vie. On calomniera toujours les gens de lettres comme les gens en place ; et j’avouerai que l’horreur pour ces cabales m’a fait prendre le parti de la retraite, qui seul m’a rendu heureux. Mais j’avoue en même temps que vous n’avez jamais écouté aucune de ces petites factions, que jamais vous ne reçûtes d’impression de l’imposture secrète qui blesse sourdement le mérite, ni de l’imposture publique qui l’attaque insolemment. Vous avez fait du bien avec discernement, parce que vous avez jugé par vous-même ; aussi je n’ai connu ni aucun homme de lettres, ni aucune personne sans prévention, qui ne rendît justice à votre caractère, non-seulement en public, mais dans les conversations particulières, où l’on blâme beaucoup plus qu’on ne loue. Croyez, madame, que c’est quelque chose que le suffrage de ceux qui savent penser’.

De tous les arts que nous cultivons en France, l’art de la tragédie n’est pas celui qui mérite le moins l’attention publique ; car il faut avouer que c’est celui dans lequel les Français se sont le plus distingués. C’est d’ailleurs au théâtre seul que la nation se rassemble ; c’est là que l’esprit et le goût de la jeunesse se forment : les étrangers y viennent apprendre notre langue ; nulle mauvaise maxime n’y est tolérée, et nul sentiment estimable n’y est débité sans être applaudi ; c’est une école toujours subsistante de poésie et de vertu.

La tragédie n’est pas encore peut-être tout à fait ce quelle doit être : supérieure à celle d’Athènes en plusieurs endroits, il lui manque ce grand appareil que les magistrats d’Athènes savaient lui donner.

Permettez-moi, madame, en vous dédiant une tragédie, de m’étendre sur cet art des Sophocle et des Euripide. Je sais que toute la pompe de l’appareil ne vaut pas une pensée sublime, ou un sentiment ; de même que la parure n’est presque rien sans la beauté. Je sais bien que ce n’est pas un grand mérite de parler aux yeux ; mais j’ose être sûr que le sul)lime et le touchant portent un coup beaucoup plus sensible quand ils sont soutenus d’un appareil convenable, et qu’il faut frapper l’âme et les yeux à la

i. Les éditions de Prault potit-fils, 1701, et Duchesne, 1763, ont ici un alinéa de plus :

« Continuez, madame, à favoriser tous les beaux-arts ; ils font la gloire d’une nation ; ils sont chers aux belles âmes ; il n’y a que les esprits durs et insipides qui les dédaignent : vous en avez cultivé plusieurs avec succès, et il n’en est aucun sur lequel vous n’ayez de lumières. » (B.)